« Tout brûle déjà » : c’est ce qu’a montré la coïncidence significative des feux de forêt en Californie et des barricades incendiées par les gilets jaunes, sur toutes les chaînes d’information, à la fin du mois de novembre. Dans les temps d’apocalypse que nous vivons, certains ont déjà entrepris de combattre le feu par le feu. Pour autant, il n’y a pas pure adéquation entre l’intelligence pratique des gilets jaunes et les convictions des écologistes.
Très grossièrement, on pourrait dire que des formes tactiques d’une efficacité redoutable ont spontanément émergé (émeute, blocage, autonomie, indistinction) mais qu’elles n’ont pas encore pris une direction stratégique capable de mettre à bas le monde qui nous précipite vers la catastrophe. Permettre la rencontre entre ces formes de lutte et l’écologie est un travail pour notre temps. De leurs frottements jaillissent déjà des étincelles.
Le 8 décembre sonnait un peu comme l’heure de vérité de cette fraternité latente : ce jour-là, l’acte 4 des gilets jaunes avait lieu en même temps que les marches pour le climat. Depuis le 17 novembre, et plus intensément encore dans la semaine qui a précédé le 8 décembre, on s’acharnait aussi bien dans les médias que dans les cercles militants à bien séparer les « bobos écolos » des « ploucs » en gilets jaunes. On arguait qu’il fallait que « le message soit clair » et qu’il ne soit donc pas « pollué » par des questions tout à fait contradictoires avec l’écologie (l’amour du carburant ?). Comme si l’écologie était un enjeu détaché du monde social et de ses asymétries. Comme si le mouvement des gilets jaunes n’exprimait pas un malaise général, par-delà les divisions artificielles entre écologie et « question sociale ».
Au nom de la pureté de luttes plus soucieuses de leur propre hygiène que de leur réussite effective, on demandait donc à ce que l’acte 4 des gilets jaunes soit reporté, pour ne pas faire d’ombre aux marches pour le climat. Puis, le 8 décembre approchant, il devint évident que l’acte 4 aurait lieu de toute manière, et le ministre de l’Intérieur fit la proposition inverse : il invita les organisateurs de la marche pour le climat à annuler l’événement, prédisant un « samedi noir » de guerre civile à Paris, qui pourrait mettre en danger les participants à la marche. A Nancy, un préfet zélé avait même carrément interdit la marche pour le climat, « considérant qu’il existe un risque de confrontations directes, de heurts et de troubles à l’ordre public, entre les participants du mouvement « gilets jaunes » et ceux du mouvement « marche pour le climat » qui soutient les taxes sur le carbone que contestent les gilets jaunes » [1].
Partout, on tablait donc sur la séparation parfaite entre gilets jaunes et écologistes, sur l’hétérogénéité de leurs modes d’action et de leurs idées. La marche pour le climat étant maintenue par ses organisateurs, le commentaire médiatique était déjà écrit : d’un côté se déroulerait une marche « festive », « bon enfant », « familiale » et « non violente », de l’autre les émeutes des barbares fluorescents et de leurs amis casseurs. Des voix contraires se sont heureusement fait entendre pour désamorcer ce discours et faire mentir tous ceux qui faisaient profession d’opposer gilets jaunes et écologie.
Un texte écrit par des gilets jaunes [2], bientôt repris par Nuit Debout et Cyril Dion, avait souligné avec justesse la nécessité de défaire ces oppositions et de se reconnaître des ennemis communs :
On voit bien ce qui se profile derrière ce genre d’attaques, derrière les snobs qui se pincent le nez en parlant de nous. On voit bien qu’on veut opposer les personnes qui luttent pour l’environnement et les personnes qui luttent contre des conditions de vie indignes, comme si ce n’était pas les mêmes qui polluaient la planète et qui exploitaient les gens, comme si ce n’était pas la même religion du fric qui les poussaient. On voit bien qu’on veut recréer de la division alors que la force principale de notre mouvement, c’est l’unité de gens différents, venus avec des colères différentes, pour exprimer un ras-le-bol général.
Il faut être absolument débile pour croire que, parce qu’on refuse d’être taxés à nouveau, on rêve d’un monde sans animaux, sans air pur, peut-être même sans vie du tout. Je pense qu’on connaît mieux le nom des arbres et des oiseaux que ceux qui nous gouvernent. Mais ça n’empêche pas de vouloir vivre décemment. A l’inverse, certains écolos professionnels n’ont rien à faire du SDF qui crève en bas de chez eux. On voit pas bien comment on pourrait faire de l’écologie sans s’occuper des gens, sans changer l’économie, sans que les riches paient. Il faudrait peut-être nous expliquer.
Embrayant là-dessus, les organisateurs de la marche pour le climat du 8 décembre (Alternatiba, ANV COP 21 et le collectif Il est encore temps) ont timidement invité les gilets jaunes à se joindre à eux. Même si elle fut largement mise en scène, la convergence a néanmoins été une réalité dans toute la France. A Lyon, à Bordeaux, à Marseille, à Reims, des gilets jaunes se sont fait remarquer dans les marches pour le climat, note Le Monde [3]. « À Bayonne, Pau et La Rochelle, des gilets jaunes se sont joints aux rassemblements. À Aix-en-Provence et Marseille, des « die-in » – forme de protestation dans laquelle les participants s’allongent sur le sol, simulant la mort – ont été organisés conjointement », note Basta Mag [4]. Quant à Paris, si Cyril Dion a bien donné la parole à une « délégation de gilets jaunes » sur la place de la République, il manque quelques détails que nous nous proposons d’adjoindre.
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« Tout brûle déjà » : c’est aussi ce qu’on a pu lire le 8 décembre à Paris sur une des banderoles de tête de la marche pour le climat. Une autre banderole avertissait : « Qui sème le capitalisme récolte un cataclysme ». Une semaine avant la marche pour le climat, des textes avaient circulé sur les réseaux, appelant les gilets jaunes et les écologistes déterminés à prendre la tête de cortège parisien pour afficher une unité réelle. Un premier appel intitulé « Justice verte et gilets jaunes » a été subitement supprimé de Facebook, après avoir réuni un millier de « participants » virtuels – une censure qui touche tous les « événements » gilets jaunes depuis le 1er décembre. Il n’en fallait sans doute pas moins pour inciter des centaines de personnes, certaines en gilets jaunes ou en combinaison blanche [5], à rejoindre la tête de cortège, devant le camion Alternatiba et son « service d’ordre ».
Il faut rappeler ici que lors de la marche précédente pour le climat, le 13 octobre à Paris, une centaine de personnes avaient déjà choisi de prendre la tête du cortège [6]. Ils regrettaient alors que le matraquage festif du camion des organisateurs laisse peu de place à l’expression d’un discours spontané et conséquent sur l’écologie. Cette remarque n’eut guère d’effet puisque le 8 décembre, le cortège citoyen était cette fois organisé autour de deux camions : un premier camion diffusait de la musique à haut volume (concert de rap), suivi directement du « service d’ordre » (des bénévoles en gilets jaunes – de sécurité) qui ouvraient et « sécurisaient » la marche. Un peu derrière, un second camion reproduisait le dispositif du 13 octobre : de grosses enceintes avec deux animateurs qui indiquaient au « public » les slogans à hurler, et qui l’invitaient à taper des mains, à prendre une pause, à repartir, etc.
Ce dispositif n’a pas l’air bien méchant, mais voilà : il est très frustrant, dans une marche prétendument « citoyenne » et ouverte à l’initiative, de se voir dicter ses gestes par ce qu’il faut bien appeler des control freaks, des maniaques de la bonne ambiance. Un tel dispositif pose au moins deux problèmes : premièrement, il est évidemment contradictoire avec le caractère démocratique et « spontané » des marches pour le climat, parce qu’il impose aux marches une tonalité qui est en réalité celle décidée par les organisateurs, familiale, bon enfant, consensuelle. Cette écologie Oui-Oui, « incarnation ludique d’une sorte de terrorisme de l’approbation généralisée » [7], est en fait tout l’opposé du mouvement spontané des gilets jaunes, malgré l’unité affichée sur la banderole des organisateurs (« Fin du monde, fin du mois, changeons le système pas le climat »). La mobilisation des gilets jaunes a pris d’emblée des formes plus populaires, sans être pour autant moins « familial » et « ouvert à tous » : dans les émeutes à Paris et en province, il ne manquait pas de gens qui bloquaient les flux en famille, de personnes handicapées manifestant sur les Champs-Elysées, de retraités roués de coups par les CRS.
Le deuxième problème que pose ce dispositif est un problème de stratégie : alors que le ravage de la planète se poursuit sans trop de perturbation autour de nous, alors que les émissions de CO2 ont repris de plus belle en France, alors que l’on rase la forêt de Romainville aux portes de Paris, alors qu’on taxe les pauvres pour la « transition écologique » et qu’on projette toujours de construire l’ignoble centre commercial « Europacity », les écologistes béats ne voient aucune incohérence à manifester comme on s’amuse en vacances au Club Med. Ils se rassurent de leur promenade pacifique, comme s’ils avaient fait leur part pour que la planète se porte mieux. Mais qu’espère-t-on obtenir de « nos dirigeants » par ces moyens dérisoires, alors qu’aucun gouvernement d’aucun pays ni aucune entreprise n’a pris de mesure conséquente depuis 50 ans pour enrayer le désastre climatique ? En fin de compte, le mouvement des gilets jaunes n’est-il pas plus écolo que les écolos, lorsqu’il entreprend de bloquer l’économie française pendant plusieurs semaines, lorsqu’il casse les banques qui financent la pollution, lorsqu’il rappelle avec force qu’on ne peut pas faire d’écologie sur le dos des pauvres [8] ?
La différence entre les gilets jaunes et les marches pour le climat tient en un mot : le sérieux. Le malaise des gilets jaunes est un malaise vécu, depuis lequel ils se débattent avec hargne. La plupart des écolos ne vivent leur cause qu’à travers les discours des experts et les images du désastre télévisé – la nature n’est pour eux qu’un « environnement », un confin situé loin du cœur des métropoles où ils habitent. Les uns peuvent au fond se permettre que le changement prenne du temps, les autres vont au plus efficace car ils se savent déjà au pied du mur. De là, la différence de conviction qui s’exprime dans leurs actions, et qui distingue aussi deux écologies : celle de la ZAD, l’écologie vivante ; et le colibri, l’écologie « des petits pas », parodique et impuissante devant le désastre, quand bien même elle serait sincère [9]. Des ponts existent bien sûr entre les deux, et « il est encore temps » que certains les franchissent. C’est aussi ce qui s’est amorcé sous nos yeux, le 8 décembre, dans des rencontres inattendues qui, espérons-le, sont appelées à se répéter et à durer.
Dans le cortège de tête de la marche pour le climat à Paris, qui a gentiment grossi de Nation à République jusqu’à atteindre le millier de manifestants, un slogan a donné à entendre cette rencontre : « Macron démission, écologie sans transition ». Macron incarne le pari insensé de concilier business et écologie [10]. Il sera bientôt seul à défendre un tel pari, alors que la coïncidence entre le ravage de la nature et l’essor du capitalisme devient de plus en plus nette avec le succès du concept de « capitalocène » [11]. L’idéal d’une transition en douceur, rentable, compatible avec l’économie, en marche vers un « capitalisme vert » est hélas ce qui se cache derrière l’idée de « transition écologique » – la taxe sur les carburants s’inscrit d’ailleurs dans cette démarche. Les noces annoncées entre écologie et économie sont pourtant en train d’être gâchées par certains trouble-fêtes qui en étaient autrefois les défenseurs. C’était le projet défendu par le gouvernement d’adoption de Nicolas Hulot, avant que ce dernier démissionne en avouant : « On s’évertue à maintenir un modèle économique qui est la cause de tous les maux ». C’était aussi le discours du film Demain, avant que Cyril Dion ne finisse par appeler les gilets jaunes à le rejoindre dans une lutte contre le « capitalisme dérégulé » [12]. Sans doute, la situation n’est pas si claire dans les têtes confuses de Dion et Hulot, mais les gestes sont là.
A l’arrivée du cortège sur la place de la République, au terme d’un parcours avec banques et bijouteries entièrement barricadées pour la journée, le cortège de tête a été chaudement accueilli par la foule avec ou sans gilet, et ses slogans anticapitalistes ont été repris. Quelques personnes sont montées sur la place de la République pour brûler une terre géante en papier mâché. La dispersion des cendres sur la foule à l’occasion d’un coup de vent a fait son effet. Les CRS ayant bouclé l’intégralité des voies en direction des Champs-Elysées, la marche pour le climat fut donc condamnée à s’arrêter définitivement sur la place pour écouter les homélies de certaines personnalités plus ou moins écolo, au lieu de pouvoir rejoindre autrement qu’en paroles les gilets jaunes alors en plein action dans l’ouest parisien.
On peut se rassurer : il y aura des suites. Car la semaine a bien commencé : comme pour faire écho au 8 décembre, lundi 10, à Trèbes, des gilets jaunes ont bloqué les camions de Monsanto. Un journal rapporte [13] : « Un groupe d’une trentaine de manifestants bloque l’accès des camions de Monsanto depuis lundi 5h du matin [...]. Cette nouvelle action des « Gilets Jaunes » met en avant l’intention de bloquer les multinationales qui polluent, tuent et détruisent l’environnement. C’est une véritable action coup de poing, puisque qu’une trentaine de poids-lourds s’est vue contrainte de faire demi-tour. ». Il y a là de belles pistes pour les prochaines semaines. Le mouvement des gilets jaunes n’est certainement pas encore « la première politisation de masse de la question écologique dans ce pays [14] », mais il pourrait le devenir.
Il n’a pourtant échappé à personne que lors de son allocution télévisée le 10 décembre, alors que des centaines de milliers de personnes venaient de « marcher pour le climat », Emmanuel Macron n’a pas dit un mot sur l’écologie.
A tous les partisans de l’écologie, nous posons donc le problème mathématique suivant :
100 euros de smic = 4 semaines d’émeutes et de blocages, des milliers de grenades, des centaines de blessés, des dizaines de mains et d’yeux mutilés, des morts.
L’écologie sans transition = x ?
Rions un peu avant d’être vieux
Les années de plomb sont devant la porte
Tiens-toi mieux reprends ton feu
Il n’est pas sûr qu’on en sorte
La Rumeur, « Tout brûle déjà »
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