Il revient cependant aux origines pour donner rapidement quelques repères. Trois mouvements forment le terreau dans lequel va s’enraciner l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) : l’action pastorale de l’évêché de San Cristobal, inspirée de la théologie de la libération ; l’arrivée de militants politiques, maoïstes à partir de 1973, puis avec la Linea proletaria à partir de 1977 ; et le processus d’organisation autonome des communautés, surtout après 1983. L’EZLN est créé en 1969 à partir d’un groupe marxiste-léniniste (guévariste) qui va passer entre 1988 et 1989 de 80 à 1300 combattants armés et beaucoup plus encore par la suite. L’élection frauduleuse de Carlos Salinas de Gortari en 1988 qui remit en cause l’article 27 de la Constitution concernant les acquis agraires de la Révolution mexicaine, fit certainement office de détonateur. Dans la nuit du 1er janvier 1994, le jour-même de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), une armée indigène s’empare de quatre municipalités du Chiapas et proclame les lois révolutionnaires applicables sur les territoires libérés. Sous la pression des manifestations de soutien, le président décrète un cessez-le-feu le 12 janvier. La guerre se déplace alors sur le terrain de la parole, avec la publication de Déclarations et de communiqués. Malgré les provocations du gouvernement, les attaques des groupes paramilitaires, les promesses non tenues, l’organisation des villages se développe sur un territoire grand comme la Bretagne, puis se structure avec la création, le 8 août 2003, de cinq conseils de bon gouvernement, chargés de coordonner l’action des communes autonomes.
Après ces trente pages qui relatent de façon dense et détaillée, les principaux événements jusqu’à aujourd’hui (rencontres, marches,…), Jérôme Baschet analyse comment le zapatisme est une critique, un dépassement du guévarisme. Il raconte le processus de transformation d’un groupe d’avant-garde révolutionnaire en un mouvement indigène de résistance. L’EZLN est une guérilla qui s’est transformée en armée régulière en surmontant son extériorité avec la population paysanne, en passant d’une lutte politico-militaire à une lutte plus politique que militaire, en rupture avec la tradition latino-américaine. « Le zapatisme est la guérilla de la fin de la guérilla. »
Le zapatisme est également une critique du léninisme dans le sens où il refuse la prise du pouvoir, militaire comme électorale, mais construit une nouvelle forme de pouvoir politique par en bas, une organisation politique construite depuis la société elle-même, dans une logique d’autonomisation et d’auto-organisation. Même si l’origine marxiste du « cocktail zapatiste » n’est jamais niée, le zapatisme revendique le droit à l’indéfinition et apparaît comme « une critique en acte des expériences révolutionnaires du XXe siècle ».
Alors que l’étape néolibérale du capitalisme a subordonné les États aux puissances transnationales du marché et de l’argent, ne leur accordant plus qu’un rôle, cependant déterminant, dans le maintient de l’ordre, la répression, le contrôle social, la conformation des territoires et des populations aux nécessités de l’économie, les zapatistes en appellent à « une autre politique » « en bas et à gauche », notamment à partir de la sixième Déclaration de la Selva Lacandona en 2005, caractérisée par l’auto-organisation et l’auto-gouvernement, comme alternative à la destruction néolibérale. Il s’agit de construire dès à présent d’autres mondes possibles, de lutter contre le néolibéralisme ET pour l’humanité. Ils considèrent la guerre froide, qui a connu 149 conflits et entrainé 23 millions de morts, comme la troisième guerre mondiale, et par conséquent l’extension du chaos néolibéral comme la quatrième, une guerre « totalement totale » qui détruit tout pour homologuer la planète au modèle américain, une guerre contre l’humanité. « La mondialisation est l’extension totalitaire de la logique de marché à tous les aspects de la vie. » On estime que 10% de la population mondiale, soit 600 millions, vivent confortablement et pourtant la misère et la pauvreté que connait l’immense majorité ne suffit pas à faire naître la révolte. Ceux qui détiennent les capitaux en quantité suffisante pour peser sur le destin des grandes entreprises, des États et de la planète toute entière, constituent une minorité qui frôle l’inexistence statistique.
Alors que les relations sociales propres au capitalisme « dépouillent l’homme de son essence d’homme » (G. Lukacs), les zapatistes veulent lui rendre sa dignité, synonyme de rébellion et de lutte, « notion relationnelle, nécessairement réflexive et symétrique : elle est regard sur soi dépourvu de honte, regard respectueux envers l’autre autant que regard respectueux de l’autre ».
La parole zapatiste est une arme qui pratique l’humour, l’autodérision et l’indéfinition. Jérôme Baschet qui appuie beaucoup son étude sur l’analyse des discours et des communiqués, explore les métaphores les plus récurrentes :
L’hydre, qui suggère la plasticité du capitalisme, sa capacité à reformuler ses modes de domination et dont la dimension collective du mythe est souvent occulté (Hercule n’aurait pu vaincre sans l’aide de Iolaos).
La tempête, qui désigne la crise structurelle, confirmée par Immanuel Wallerstein par exemple, qui va accentuer les destructions écologiques, sociale et humaine,
La brèche insiste sur l’idée d’une lutte qui se construit à partir d’actes minuscules, apparemment insignifiants, qui tentent de se rejoindre. La brèche permet de voir ce qu’il y a derrière le mur, d’imaginer ce qui n’existe pas encore, alimentant notre combat pour le fissurer.
La guerre n’est pas seulement à l’origine du système capitalisme, elle demeure son mode opératoire principal, une guerre contre tout ce qui empêche qu’un être humain se transforme en machine à produire et à acheter : la dignité, la solidarité, la résistance, les manières de vivre et les savoirs qui impliquent une capacité d’organisation collective sont systématiquement détruits, au profit de l’avancée du « front de la marchandisation » .
L’auteur définit « le soulèvement du 1er janvier 1994 comme une révolte de la mémoire, une rébellion contre l’oubli ». Les références fréquentes aux événements majeurs de l’histoire mexicaine, plus encore que l’évocation générique des « 500 ans de luttes indigènes », légitiment les prises de position et les inscrivent dans une histoire répétitive qui souligne la permanence de l’oppression et des inégalités sociales, tout en précisant que cette conception cyclique du temps historique considère les répétitions comme « égales mais différentes », affirmant des ruptures dans la continuité. Cette « arme de la mémoire » développe une conscience historique du passé et une perspective nouvelle du futur contre l’idéal d’immédiateté et d’instantanéité imposé aux individus par les lois exacerbées de la rentabilité. À l’accusation d’être des « professionnels de la violence », les zapatistes répondent se définir comme des « professionnels de l’espérance ». Il s’agit de « regarder en arrière pour pouvoir cheminer vers l’avant ». « Rejeter le règne de l’aujourd’hui néolibéral suppose une conscience historique du passé, indispensable pour briser l’illusion de la fin de l’histoire et rouvrir la perspective d’un avenir qui ne soit pas une répétition du présent. »
À l’accélération caractéristique de la temporalité capitaliste, les zapatistes opposent et revendiquent la lenteur, la lenteur de l’escargot. Ils invitent à « cheminer en posant des questions » (caminar preguntando).
En réponse à l’idéologie indigéniste qui voudrait que le Mexique ne soit plus composé que de métis, ils revendiquent un autre modèle d’intégration, fondé sur le respect de leurs différences et de leurs spécificités. Ils promeuvent « une conception ouverte de l’ethnicité, toujours articulée à la dimension sociale et englobée dans une perspective plus vaste qui associe indigènes et non-indigènes ». L’autonomie zapatiste n’est ni un projet indépendantiste ni un idéal autarcique mais une rupture avec le centralisme de l’État dans un contexte de lutte nationale qui vise « l’autonomisation de la société civile dans son ensemble ». C’est « l’auto-gouvernement de la société l’emportant sur la logique du pouvoir d’État ». L’articulation du local, du national et de l’international s’effectue de telle sorte qu’aucun des trois ne puisse être compris hors de sa relation avec les deux autres.
La destruction des lieux, technique utilisée depuis la Conquête, théorisée par Machiavel, prolifère avec la globalisation néolibérale qui « atomise les forces de travail pour garantir un faible coût de la main d’oeuvre, diviser les peuples et concentrer leur attention sur des leurres, afin de mieux assurer l’unification marchande du monde ». L’autonomisation universaliste proposée par les zapatistes, articule le local avec le « soucis du monde », revendique « la singularité des lieux et des expériences humaines en même temps qu’un internationalisme qui se moque des frontières et se préoccupe du destin commun de l’humanité ». Cependant l’universalisme abstrait des Lumières (« universalisme de l’Un ») est critiqué, opposé à un « universalisme des multiplicités ».
Dans une postface de 2019 à cet ouvrage initialement paru en 2002, l’auteur développe les principe de l’autonomie, déployée surtout à partir de 2004 avec l’instauration des cinq conseils de bon gouvernement, et qu’il considère comme « l’une des utopies réelles les plus remarquables et les plus radicales » :
L’ancrage collectif assumé de la communauté.
La résistance aux réformes néo-libérales et la défense des territoires contre les grands projets (miniers, touristiques, énergétiques).
Les efforts pour éviter le recours à l’argent. Les charges (santé, éducation, justice, assemblée) sont assurer bénévolement contre l’engagement de la collectivité de subvenir aux besoins matériels de ceux qui les occupent ou de cultiver à leur place leurs parcelles.
L’éthique du bien vivre qui échappe aux injonctions productivistes.
La lutte des femmes et la transformation des relations de genre.
Une justice arbitrale de médiation plutôt qu’une justice punitive, dans le but de « restaurer la possibilité d’une vie collective pacifiée ».
La déspécialisation des tâches politiques caractérisée par le mandar obedesciendo (« gouverner en obéissant ») qui articule l’organisation politique.
Des décisions prises autant que possible par recherche de consensus et après discussions et analyses par les communautés.
La critique des fondements de l’État moderne qui produit « l’absence du peuple, afin d’accroître sa soumission à des normes de vie hétéronomes qui, aujourd’hui, sont celles du monde de l’Économie ».
L’absence de modèle préalable et figer et le soucis du caminar preguntando (« avancer en posant des questions ») et du buscar el modo (« chercher la manière »), relation particulière entre la théorie et la pratique.
Loin de se contenter de la superficialité d’une imagerie folklorique habituellement médiatisée, Jérôme Baschet dissèque minutieusement les discours pour comprendre dans toute sa complexité la pensée zapatiste, dans son « dépassement des oppositions classiques, à travers l’affirmation d’appartenances emboîtées et articulées entre elles ». Cet ouvrage est certainement le plus complet et le plus intéressant existant sur le zapatisme. Il propose l’analyse la plus approfondie sur un mouvement qui ne peut que continuer à être une source d’inspiration.