Au delà de la critique des politiciens et des institutions politiques, il faudra s’attaquer à la question de l’Etat et de l’économie

Grèvistes et insurgés se limitent souvent à quelques revendications et réformes, sans s’attaquer au fond des problèmes

mercredi 30 octobre 2019, par Camille Pierrette.

Par rapport aux urgences sociales du présent, on peut bien sûr comprendre la nécessité des gilets jaunes et autres grévistes de s’adresser à l’Etat et aux gouvernements pour exiger immédiatement des augmentations de salaires, de meilleures services publics et prestations sociales.

Seulement, on est face à un paradoxe :

L’Etat et ses gouvernements sont gangrénés jusqu’à l’os par la doxa capitaliste et ses logiques de privatisations et de rentabilité, donc leur marge de manoeuvre reste faible.
Les lobbies capitalistes, les sinistres premiers de cordée et les multinationales feront vite du chantage à l’emploi, à la Croissance, à la délocalisation, à la fuite des investisseurs... pour limiter les mesures sociales et garder la main sur leurs profits et leurs dominations.
D’autre part, le cadre étant inchangé, les réformes éventuelles seront vite grignotées par d’autres mesures ultra-libérales et modifications régressives.

C’est l’économie et son capitalisme exacerbé qui mènent largement la danse, les politiciens ne sont que des pions interchangeables. Ne pas s’attaquer aux bases de la domination/destruction économique c’est rester dans le cadre et les règles qui jouent contre nous et contre le vivant dans son ensemble, c’est donc forcément voué à l’échec, comme on peut le constater depuis des décennies.

Aussi, une stratégie à plus long terme serait de ne pas seulement exiger des mesures sociales d’urgence pour les plus pauvres.
Il faudrait en même temps lutter pour destituer l’économie ET la toute puissance de l’Etat.

Malheureusement, la plupart des protestataires restent encore trop soumis au cadre de pensée dominant, trop infériorisés et résignés pour exiger plus qu’une amélioration temporaire et légère de leurs conditions de vie. Sans une rage profonde contre ce système destructeur, sans conscience collective de notre puissance, sans envies et perspectives de faire tout autrement, chacun.e rentre chez soi après la démission d’un tyran ou d’un gouvernement, après l’annulation de certaines mesures honnies, après quelques augmentations de salaire ou de minima sociaux, et c’est « le retour à la normale » tant souhaité par les dirigeants.

On remarque néanmoins en ce moment que vu l’arrogance et la brutalité extrême des cyniques oligarchies politico-capitalistes, le ras le bol s’élargit, et des foules insurgées commencent à vouloir tout mettre par terre, à chercher plus ou moins consciemment la destitution intégrale des institutions antidémocratiques et du capitalisme (Chili, Liban, Haïti, Catalogne... ?).
Des lignes bougent, de nombreux gilets jaunes crient des slogans anticapitalistes et veulent le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple depuis la base, des peuples autochtones sont en guerre contre la civilisation industrielle, et de plus en plus d’écologistes se déclarent anticapitalistes.

Mais être anticapitaliste ne peut être juste un slogan et une envie, ça devra se traduire par des actes et d’autres formes d’organisation de la vie sociale.
Il faudra reprendre la main sur l’économie, et même en finir avec l’économie pour décider collectivement de où, comment, quoi produire et distribuer, par qui, avec qui.

Lorgner vers les plus riches au lieu de chercher une autre voie

Dans nos sociétés riches faites de classes sociales séparées et de compétition généralisée, chaque strate envie les strates plus riches au dessus d’elle par peur de chuter vers les strates inférieures.

Au lieu de chercher une autre voie que la guerre perpétuelle entre les strates et la reconnaissance sociale par le niveau de pouvoir et de consommation matérielle, chacun.e préfère le confort mortel du statu quo et évite de s’attaquer aux bases du système économique. Au lieu de faire s’écrouler toutes les strates sociales, on les consolide en prenant pour modèle de « réussite » des riches vus à la TV dans leurs villas avec piscine et en dénigrant en choeur avec les merdias les « assistés feignants suceurs de minimas sociaux ».
Par manque de culture critique et peur de se retrouver déclassés parmi les plus pauvres, avec les chômeurs honnis ou les SDF, la plupart des gens continuent donc à ne pas attaquer le capitalisme en ses fondements et préfèrent s’en prendre à des dérivatifs : politiciens et leur corruption/incompétence, paradis fiscaux, CICE, finance folle, dérives du néolibéralisme, ISF, lois injustes, privatisations d’aéroport ou de SNCF, martiens ou migrants...
Il faudrait se rendre compte qu’à présent vu le verrouillage total du système, les efforts à déployer pour obtenir un non recul social ou une réforme positive conséquente sont quasi les mêmes que pour destituer tout le système, donc optons pour la destitution intégrale !

On observe aussi en france que les plus pauvres, ostracisés et laminés, se révoltent moins souvent, tandis que les classes moyennes vivant correctement se préoccupent surtout de garder leurs « avantages » et se contentent de réformes.
C’est pourquoi les gilets jaunes viennent surtout des strates moyennes et moyennes basses (d’après des études sociologiques, mais ça reste à préciser).
Ce qui confirme la tendance générale à ne pas remettre en cause radicalement le système en place.

Avoir les mêmes « rêves » que les riches empêche de détruire l’économie et son monde

Ce triste paradoxe persiste : les classes opprimées préfèrent souvent envier et défendre leurs oppresseurs, les riches et leur culture mortifère plutôt que s’allier avec les autres opprimés pour détruire le système d’oppression et construire des sociétés vivables, sans oppresseurs, sans classes sociales, sans pauvres ni riches, sans opprimés.
La plupart des pauvres, malgré leur haine viscérale et justifiée des riches, restent encore fascinés inconsciemment par leur culture, par la civilisation industrielle, et ne veulent pas comprendre que les riches font pleinement partie du monde de l’économie et du marché du travail que les opprimés se refusent pourtant à rejeter en bloc.

Dit autrement, la plupart des travailleurs n’arrivent pas vraiment à remettre en cause l’économie, ses dogmes du travail et de la croissance, et au contraire réclament des emplois et du développement économique, sans se rendre compte qu’ils réclament ainsi plus d’épaisseurs à leurs chaînes et demandent la poursuite du désastre écologique et climatique qui les affecte en premier.
Ayant intériorisé leur rôle et n’ayant que le travail pour vivre et être valorisés socialement, les opprimés par l’économie en viennent à glorifier leur capacité à supporter n’importe quel travail sans broncher ni faire grève.
C’est là qu’on voit la puissance de la propagande et des conditionnements, la force destructrice de la lutte quotidienne pour la survie qu’imposent les conditions inhumaines du capitalisme et de la civilisation industrielle.
Sans doute aussi que c’est un moyen pour les exploités de sauver la face et de supporter l’oppression.
Il faudra briser ce cercle vicieux si on souhaite vraiment un changement radical au niveau social et écologique.

On pourrait faire le même type de remarque pour l’Etat. A part les anarchistes, peu d’opprimés critiquent l’Etat dans un but d’amélioration sociale et politique (les ultralibéraux ne veulent pas d’Etat, mais pour d’autres raisons).
Les mouvements sociaux, les gilets jaunes, les gauches, voient plutôt l’Etat comme un rempart possible contre la rapacité capitaliste, une institution pouvant garantir certains droits. Ce n’est pas totalement faux, mais c’est de moins en moins vrai, et c’est au prix d’autres aliénations (bureaucratie, centralisation, autoritarisme, uniformisation, impuissance politique, soumission, passivité...). De plus, les blocs bourgeois et les élites autoproclamées peuvent sans problème prendre le contrôle d’une institution comme l’Etat, qui comme eux est fondée sur le contrôle, le conformisme, la répétition de l’ordre existant, la méritocratie...
Disons qu’entre la peste et le choléra, difficile de choisir le moins pire...
Etat et capitalisme sont en fait deux mâchoires qui nous broient, tantôt l’une est plus forte que l’autre, tantôt elles s’équilibrent, mais on est pareillement broyé et avalé.

Avec les gilets jaunes, des pratiques d’auto-organisation et d’horizontalité indiquent l’envie d’autres voies que la hiérarchie et l’institutionnalisation. Creusons cette direction.

Comment sortir de ces impasses

Pour sortir de ces cercles vicieux et réformes sans issues, il faudra remettre en cause certaines habitudes de pensée et d’action inculquées par les instances de propagande (politiciens, école, merdia, TV, publicité).

Il faudra (re)découvrir la solidarité généralisée, l’auto-éducation par des moyens populaires, développer une autre culture que celle due au capitalisme et à la civilisation industrielle, faire grève pour se dégager du temps et retrouver le goût du faire ensemble, quitter nos écrans et nos cellules de béton pour humer la vie et rencontrer les autres, observer ce qui se passe dans d’autres pays et dans les cultures indigènes (Chiapas, indiens Mapuche...).

Comme il y a urgence et qu’on n’a pas la puissance médiatique des capitalistes et de l’Etat, on ne pourra pas compter sur une lente transformation éducative grâce à l’organisation de débats, formations et autres conférences.
C’est plutôt lors des irruptions de colère, des émeutes, des grèves, des occupations, des manifestations que la parole et l’auto-éducation pourront circuler comme des traînées de poudre.
Les ronds points, les assemblées et les maisons du peuple des gilets jaunes sont un très bon exemple de ces moments où la rencontre, le débat, l’action collective ont permis une accélération des prises de conscience, une émancipation, une fraternité, une vie authentiquement politique, une autonomie, une liberté, un élargissement des objectifs et des horizons, un esprit critique affuté
.

Je pense même que l’Etat et ses préfets ont davantage peur des cabanes de rond point et des maisons du peuple que des manifestations et des émeutes. C’est pourquoi les flics ont eu l’ordre de détruire par la force partout en france les cabanes et les campements.
En effet, tout lieux d’organisation autonome et de débat libre est plus dangereux aux yeux du pouvoir que quelques manifestations émeutières. Car non seulement ces lieux permettent de préparer des manifestations et blocages, mais surtout ils affûtent des esprits et des corps rebelles reliés et rétifs à toute forme d’enfumage étatique, merdiatique ou capitaliste.
Ces lieux autonomes et populaires libèrent les gens de l’isolement et de la peur pour favoriser l’émergence d’une conscience collective prête à destituer sans limites le monde mort des puissants et à bâtir des mondes vivants près du sol, ils permettent la circulation des expériences de vie et de travail, et donc pourraient initier une remise en cause radicale de l’idéologie capitaliste ET étatiste.
C’est dans les moments de luttes et de vie passés ensemble qu’on trouvera les ressources intellectuelles, matérielles et morales pour en finir avec l’emprise des dogmes du travail, du chacun pour soi, de la stigmatisation des plus pauvres que soi, de la soumission à l’Etat et aux entreprises.
Saisissons nous avec passion de chacune de ces occasions pour partager idées, désirs et expériences.

La libération passera par la multiplication des cabanes et les maisons du peuple.

- En complément :


Forum de l’article

  • Au delà de la critique des politiciens et des institutions politiques, il faudra s’attaquer à la question de l’Etat et de l’économie Le 10 novembre 2019 à 11:12, par Camille Pierrette

    Tocqueville, cité par Désobéissance écolo Paris :
    « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

    Au-dessus de ceux-la s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

    Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, partie 4, chapitre 6, 1840
    Image : Chirico, Les Masques, 1973

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  • Au delà de la critique des politiciens et des institutions politiques, il faudra s’attaquer à la question de l’Etat et de l’économie Le 30 octobre 2019 à 17:16, par Maltese 26

    Comme vous l’expliquer très bien, même si vous l’illustrer par de mauvaises raisons pour essayer de culpabiliser tout le monde, la majorité des gens ne veut pas de la vision de société qui est la vôtre. Révolution pour arriver à ce que tous se partage rien. Et ne croyez pas que nous ne sommes pas conscient du problème climatique mais oui nous pensons que nous pouvons améliorer les choses progressivement. Nous n’adhèrons pas au catastrophisme de fin du monde. Et je pense que c’est notre droit comme c’est le vôtre de donner votre avis mais certainement pas d’imposer aux autres votre vision minoritaire.

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