Une valeur de société pour une société de valeurs Penser la création au-delà du concept et du marché
Avant Ibn Khaldoun, la société était une donnée. Après lui, elle devient une création. Ce passage n’est pas seulement historique : il est ontologique. Car Ibn Khaldoun ne décrit pas la société, il la conçoit. En nommant la ‘asabiyya, il donne forme à une énergie vitale, à un lien invisible qui fait tenir ensemble les hommes et les mondes. Par là, il accomplit un geste que peu de penseurs ont osé : il élève le social au rang du spirituel. La société n’est plus un fait, mais une valeur de création.
Le concept n’est pas une définition : il est un commencement. Il ne découle pas d’un théorème, il fonde un monde. Il n’explique pas le réel, il le rend possible. Tout concept véritable est un acte de création — au sens théologique autant qu’artistique. Créer un concept, c’est dire : que cela soit, et cela devient. Ainsi, tout aménagement — fût-ce d’un seul mètre carré — répète ce geste primordial : il fait exister un sens dans la matière. L’architecte, le penseur et le prophète participent de la même fonction : donner forme à ce qui, sans eux, resterait chaos.
Nietzsche a tué Dieu, ou du moins il en a reconnu la mort dans le cœur des hommes. Mais dans cette mort, il a entrevu la plus grande solitude : sans Dieu, le concept perd sa verticalité, et la valeur, sa lumière. Nous vivons désormais à distance de visue, dans un monde trop visible pour être mystère, trop mesurable pour être foi. Le concept s’est aplati : il est devenu terrestre, technique, fonctionnel. Nous ne créons plus des mondes, nous les administrons. La théorie s’est substituée à la genèse, et la société, orpheline de transcendance, s’est faite comptable de ses restes. Ce que nous appelons aujourd’hui “société de valeurs” n’est souvent que le miroir d’une perte : des valeurs sans source, des principes sans élan, des mots sans monde.
Retrouver une valeur de société, c’est remonter le courant inverse : redonner au concept sa fonction de création. C’est reconnaître, avec Ibn Khaldoun, que la société est une œuvre vivante — un souffle, non un système. C’est aussi entendre, contre la désolation de Nietzsche, que l’absence de Dieu n’est pas la fin de la lumière, mais l’appel à une lumière nouvelle, née du lien humain, du sens partagé, de la responsabilité commune. La valeur de société n’est pas une morale : c’est une manière de créer ensemble. Elle se manifeste dans chaque geste d’urbanité, dans chaque espace aménagé, dans chaque mot qui fonde au lieu de détruire. Une société de valeurs renaîtra le jour où la valeur redeviendra un acte — un acte d’esprit, un acte d’amour, un acte de création.
Ilyes Bellagha
Architecte et essayiste
📧 bellagha_ilyes chez yahoo.fr
Auteur de *La colonisation commence par les mots* (Le Grand Soir) et *La nudité du cœur* (soumis à QG).
Il explore les liens entre pensée, architecture et humanisme contemporain.