A partir d’un cas particulier, cet article pose des sujets importants, qui concernent l’ensemble du mileu militant : l’éthique et/ou l’efficacité ?, la fin justifie t-elle les moyens ? des militants sujets autonomes ou des "soldats" ?...
« Notre seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat » -
Une critique anarchiste d’Anti-Tech Resistance
par Nicolas Bonanni
En réaction à la dévastation du monde par le capitalisme industrielle, une nouvelle organisation écologiste radicale est récemment apparue sur les réseaux sociaux et lors de manifestations ou d’évènements publics : ATR pour Anti-Tech Resistance, milite pour le démantèlement du système technologique. Nicolas Bonanni propose ici une critique des positions politiques et pratiques de cette nouvelle organisation qui, selon lui, dévoie la pensée écologiste et promeut des pratiques militantes à la fois autoritaires et managériales en valorisant une pseudo-« efficacité » qu’ils opposent à l’éthique. S’il s’agit de démanteler la domination technologique, tâche pour le moins urgente et nécessaire, cela ne peut s’envisager, pour lui, que de manière anti-autoritaire et égalitaire.
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Par ses techniques managériales, Anti-Tech Resistance reproduit la matrice idéologique de la technologie, de la même façon que les marxistes avaient – eux aussi au nom de l’efficacité – adhéré aux conceptions centralisées, hiérarchiques et industrielles de leur ennemi capitaliste. Dans les deux cas, ces organisations « révolutionnaires » pratiquent l’instrumentalisation des personnes. Dans le cas d’Anti-Tech Resistance, qui s’inscrit dans le champ de l’écologie radicale, la contradiction est flagrante. En effet, la proposition philosophique de l’écologie, c’est de proposer un autre rapport à soi-même, aux autres et au monde. Pour la résumer, la proposition écologiste consiste à considérer comme sujets ce(ux) que la culture capitalise réduit au rôle d’objets à exploiter ; à prendre soin là où la culture capitaliste ne cherche qu’à exploiter ; à faire preuve d’attention là où il n’y a aujourd’hui qu’une indifférence intéressée. Selon la philosophe Corine Pelluchon, le contraire de la domination n’est pas l’absence de domination, mais la considération, c’est à dire le fait de considérer l’autre comme un sujet. Emmanuel Kant le disait déjà il y a deux cents ans : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin jamais simplement comme un moyen. »
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Évaluations chiffrées, culture du résultat et de l’objectif, recherche de la performance et de l’efficacité, création d’une classe de « cadres » : les méthodes et le vocabulaire du management sont reprises sans mise à distance aucune par cette organisation qui prétend en finir avec le règne des machines.
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Les ravages du capitalisme et de l’idéologie libérale ne se cantonnent pas à des dégâts environnementaux : les relations humaines aussi en sont victimes. Dans le monde du capitalisme industriel, les êtres humains sont avant tout de la main d’œuvre à exploiter – on parle de « ressources humaines » et de « capital humain ». D’autant plus dans les pays du Sud, le capital exploite les humains comme il exploite la nature : il considère chaque être comme un objet, comme une chose, et non comme un sujet, un être doté de sa volonté propre. Insidieusement, cassant tous les liens de solidarité entre les être et propageant une idéologie calculatoire, le capitalisme nous amène à un rapport instrumental aux autres, où l’on cherche à les utiliser pour aboutir à nos fins. Tout le paradoxe de la situation repose sur le fait que simultanément, l’idéologie libérale nous enjoint chacun à être des individus libres, à « faire ce qu’on veut ». On nous traite comme des objets, on cherche à modéliser nos comportements (de consommateurs, de salariés, d’électeurs...) et en même temps on nous raconte qu’on est libres de faire des choix.
S’en prendre de façon conséquente au « règne des machines », ce n’est pas attaquer uniquement les machines elles-mêmes, mais aussi la vision du monde qui imprègne ces machines et qu’elles véhiculent. Cette conception du monde, c’est le libéralisme, et plus précisément l’utilitarisme.
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C’est bien joli tout ça, me répondra-t-on chez Anti-Tech Resistance, mais ça ne fait pas avancer nos affaires. Parler de cohérence, considérer les personnes comme des fins et non comme des moyens, c’est sympa, mais « chez ATR, la stratégie est claire : [on préfère] une victoire impure à une défaite inclusive ». La question à se poser, alors, est : cette impureté revendiquée, autrement dit cette absence d’éthique, permet-elle des victoires ? Je crois que non.
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Relire Lénine aujourd’hui est assez douloureux (parfois c’est comique) : toute sa politique est mise en œuvre au nom de l’efficacité. « L’impureté » (les revirements de tactique, selon les termes d’Anti-Tech Resistance) est justifiée par le triomphe final, à venir, du prolétariat et de la révolution mondiale. Un siècle plus tard, on voit ce qu’il en est. Il ne s’agit ni d’une défaite inclusive, ni d’une victoire impure, mais d’une défaite impure. Échec sur les deux tableaux.
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Quoi qu’il en soit, c’est de longue date que les anarchistes théorisent et pratiquent un agencement de la fin et des moyens qui ne se réduise pas à une omelette
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C’est qu’en réalité éthique et stratégie ne s’opposent pas : elles se complètent. Il faut sortir de ce système de représentations très répandu selon lequel le respect de nos valeurs se ferait au détriment de notre efficacité. Comme s’il fallait parfois faire des concessions à nos valeurs (égalité, respect, dignité, démocratie…) dans le cadre d’une lutte. D’un côté la victoire, de l’autre nos valeurs, et on essaye de trouver un compromis. Je m’inscris en faux contre cette vision. C’est en étant fidèles à nos principes que nous pourrons trouver un chemin vers la victoire. Par exemple, une organisation décentralisée, non-hiérarchique n’est pas seulement un inconvénient, un outil un peu lourd qui entrave nos capacités de décisions ou de réaction. Elle est aussi une force, qui permet plus de réactivité, d’initiatives, de résilience, d’idées nouvelles. Les petits chefs qui cherchent à régir des organisations militantes, à les garder sous leur contrôle, bien souvent s’enferment dans une bulle qui mène, à plus ou moins long terme, à la disparition de l’organisation ou à sa transformation en secte. Dans le cadre d’une organisation militante, partager le pouvoir, les informations et les compétences c’est peut-être lourd à mettre en place au quotidien, mais c’est la clef du développement et de la pérennité du collectif. On peut être tenté de concentrer les pouvoirs dans quelques mains (celles des « cadres ») et d’envoyer des directives aux exécutants. Mais je crois qu’aujourd’hui même les managers ne croient plus à des modèles verticaux de ce type, où les participants ne sont pas associés véritablement aux décisions. La quête de l’efficacité à court terme se paye souvent de terribles gueules de bois. C’est qu’en fait, évacuer la morale au nom de la stratégie ou de l’efficacité n’amène nulle part
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On en est là : on doit rappeler qu’il faut être honnête, qu’il est extrêmement désagréable de se sentir manipulé, et que la duplicité qu’on déploie se retourne immanquablement contre soi-même. S’agit-il encore vraiment de questions politiques ? Pas tout à fait : cette question de l’honnêteté, de la franchise, de la common decency n’est pas immédiatement politique. Il s’agit sans doute de quelque chose d’infra-politique, à rapprocher de la morale. Peut-être même s’agit-il de sentiments, d’affects, des forces profondes qui nous meuvent, en tant qu’individus ou en tant qu’organisations. Au delà des idées politiques défendues (égalité, écologie, féminisme…) il y a en effet des valeurs plus importantes, comme le respect, la dignité, l’honnêteté, la considération, la volonté de rencontre, la curiosité, la confiance, sans lesquelles rien n’est possible sur un plan politique. L’éthique ne s’oppose pas à l’efficacité, elle en est un préalable.
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De fait, il me semblerait particulièrement mal venu de faire d’Anti-Tech Resistance un bouc émissaire, à « bannir » de certains espaces militants pour s’acheter une conscience. C’était pourtant le sujet de plusieurs discussions qui ont eu lieu récemment à différents endroits en France. On m’a même affirmé récemment que l’existence d’Anti-Tech Resistance préparait la voie à la création d’une organisation éco-fasciste – ce qui est absurde puisque ATR rejette explicitement l’éco-fascisme et toute forme de planification à grande échelle. Quant on veut noyer son chien, on l’accuse de la rage.
Les positions et les pratiques d’Anti-Tech Resistance devraient au contraire nous amener à une nécessaire réflexion sur nos propres pratiques. Il est trop facile de désigner une victime expiatoire, choisie selon les lois non écrites du milieu, pour mieux éviter de penser contre ses propres convictions et stratégies. Ces dernières sont pourtant obligatoirement à mettre en réflexion permanente afin d’éviter de s’engluer dans des automatismes.
Paradoxalement, Anti-Tech Resistance est symptomatique de ce côté catéchisme, qui demande à ses militants d’accepter en bloc le credo, de mettre ses convictions et son éthique de côté, pour se plier au joug de l’organisation. Je souhaite à chacun d’éviter de se faire embrigader dans l’une de ces chapelles, quel que soit le drapeau dont elle se pare. Répondre aux défis majeurs que nous offre l’époque nécessite des esprits libres, pas des soldats.
Les pratiques d’ATR qui mettent en avant l’efficacité au détriment de l’éthique, l’importation de pratiques managériales en milieu militant résonnent avec bon nombre de comportements qu’on a pu observer ici ou là. La (sur)valorisation de la « stratégie » et la délégitimation des fonctionnements collectifs et des principes inspirés de l’anarchisme (mandat impératif, fédéralisme) semblent traverser nombre de collectifs, et ne me paraissent guère plus sympathiques que, « en face », l’apologie du ressenti individuel, l’appel constant aux émotions, aux bons sentiments (bienveillance, soin…) et l’affirmation selon laquelle « tout ce qui compte, c’est ce qu’on fait ensemble ; l’objectif on s’en fout vu qu’on ne l’atteindra pas ».
Entre ceux qui ont décidé de se transformer en moines-soldats de la Révolution, et ceux qui ont abandonné l’idée d’une transformation sociale radicale pour se replier sur des bulles de confort micro-politique, reste-t-il un espace pour des luttes émancipatrices collectives, cherchant une certaine cohérence entre les moyens employés et la fin recherchée ?
Theodore Kaczynski, affirmait que « l’Histoire est faite par des minorités agissantes et déterminées, non par la majorité, qui a rarement une idée claire et précise de ce qu’elle veut réellement. (…) Certes, il reste souhaitable d’obtenir le soutien de la majorité, dans la mesure où cela n’affaiblit pas le noyau de gens vraiment déterminés ». Les milieux gauchistes semblent parfois partager cette conception du changement social, repliés sur des codes, des préoccupations (et des horaires de réunions) difficilement accessibles au profane. Pour ma part, contre ces conceptions avant-gardistes et élitistes, je pense qu’il faut gagner aux préoccupations écologistes, anticapitalistes et libertaires nos contemporains, ceux et celles avec qui nous partageons une commune condition. Une « révolution anti-tech » est bien nécessaire, mais celle-ci ne se fera pas sans, ou contre, la majorité, en utilisant des techniques managériales. L’abolition du capitalisme et de la technologie sera anti-autoritaire ou ne sera pas.