Nombreux blessés par flashball à Paris : la nouvelle « doctrine » Castaner

jeudi 27 décembre 2018, par janek.

Samedi 8 décembre, les effectifs de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) ont fait de nombreux blessés par des tirs de flashball en s’engageant sur l’avenue des Champs-Élysées. 170 personnes ont été accueillies dans les hôpitaux contre 162 le 1er décembre.

Les Champs-Élysées, champ de bataille, fan-zone et enfin champ de tirs. En trois samedis successifs, les forces de l’ordre auront beaucoup varié sur la tactique à employer face aux « gilets jaunes ». Les enfermer, les empêcher d’entrer, les faire sortir : le préfet Michel Delpuech et le ministre de l’intérieur Christophe Castaner auront tout essayé.

Le 8 décembre, ils ont choisi de contrôler et d’interpeller massivement en amont de la manifestation, mais aussi de mettre les gilets jaunes sous la pression de forces de police plus « mobiles ». Une révision totale de la « doctrine » prônée depuis plusieurs années par le préfet Delpuech et son prédécesseur Michel Cadot – actuellement préfet de la région d’Île-de-France – et visant à éviter la confrontation.

Cette fois, les manifestants ont subi des charges quasiment « préventives » sur les Champs-Élysées et des tirs intempestifs de flashball destinés à les disperser. Résultat : les hôpitaux de Paris ont accueilli plus de blessés le 8 décembre que le samedi précédent – 170 personnes contre 162 le 1er décembre. Et cela bien que les affrontements aient baissé d’intensité. Une demi-douzaine de manifestants ont été grièvement blessés au visage par des balles en caoutchouc sur les Champs-Élysées, parmi lesquels deux étudiants : Fiorina, une étudiante de 20 ans originaire d’Amiens, touchée à l’œil, et Thomas, 20 ans aussi, un étudiant nîmois touché à la joue. Des journalistes et des reporters ont aussi été atteints par des projectiles en caoutchouc, dans le dos, aux bras et aux jambes. Boulevard Saint-Martin, Antoine, un jeune graphiste de 25 ans, a été grièvement blessé à l’œil, dans la soirée du 8 décembre.
La ministre des armées Florence Parly a salué ce « dispositif parfaitement préparé », le qualifiant de « très grand succès ». « L’extraordinaire travail des forces de sécurité intérieure » a permis « par leur extrême sang froid, leur grand courage, leur engagement », « que ces manifestations, pourtant ô combien violentes, se déroulent finalement sans morts, contrairement aux espoirs de certains », a-t-elle jugé.

Particulièrement massifs ce 8 décembre, les tirs de flashball – de type « lanceur de balle de défense », LDB 40 – sont principalement le fait des unités de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) et des compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI) de la préfecture, positionnées en haut de l’avenue des Champs-Élysées. Ces tirs ont été effectués en dépit du fait que le préfet de Police de Paris avait formellement annoncé au Défenseur des droits, en décembre 2017, « avoir pris la décision d’interdire l’usage du LBD 40 dans les opérations de maintien de l’ordre, au regard de sa dangerosité et de son caractère inadapté dans ce contexte ». Or, selon le bilan du ministère de l’intérieur, 1 193 projectiles en caoutchouc, 1 040 grenades de désencerclement et 339 grenades explosives assourdissantes GLI-F4 ont été employés le 1er décembre. Les chiffres du 8 décembre n’ont pas été communiqués par la préfecture.

Thomas Belbos, 20 ans, étudiant à l’IUT de Nîmes, est l’un des premiers à tomber sur l’avenue des Champs-Élysées, vers midi. Il est au milieu de l’avenue, désertée à cause des tirs de lacrymogènes, à hauteur de la rue de Berri. « Sur une vidéo, on voit bien qu’il est seul, à quelques dizaines de mètres d’un cordon de CRS, explique son avocat, Me Rémy Nougier. Il ne fait rien de particulier, il n’y a aucune manœuvre de sa part et soudain on le voit tomber. » La balle de flashball lui a déchiré la joue et fracturé le sinus, mais il décide de rentrer au plus vite sur Nîmes pour s’y faire soigner. L’étudiant a déposé une plainte pour violence avec arme par un dépositaire de l’autorité publique, mais son avocat a récemment écrit au procureur de la République de Paris.
https://www.facebook.com/d100000144653757/videos/2237540819611098/

Paul Conge, photo-reporter de l’agence Explicite, a été touché par une grenade de désencerclement, vers 11 heures du matin, puis par un tir de flashball dans le dos, dans l’après midi. « Je ne m’attendais pas à l’explosion de cette grenade, parce qu’il n’y avait pas d’affrontement, ni de tirs de lacrymogènes, explique-t-il. Et en principe, elle s’utilise dans un contexte d’affrontement. Ils ont utilisé ces grenades à fond. J’ai rarement vu un usage aussi intensif et répété de ces grenades. Il y avait vraiment des tirs en série. Cela visait à faire psychologiquement peur aux manifestants. Plus tard, vers 16 h 30, je prenais des photos, vers le bas de l’avenue des Champs-Élysées, et j’ai été touché par un tir de flashball dans le dos, mais le choc a été amorti par mon sac. » Le photographe voit une jeune fille de 25 ans, touchée par un tir au genou, au niveau de la rue de la Boétie. « Elle avait une grosse plaie et ne pouvait plus bouger. »

En début d’après-midi, Boris Kharlamoff, un photographe de l’agence A2PRL, a été également touché dans le dos par un projectile en caoutchouc tiré par un policier en civil. Un groupe de fonctionnaires masqués et casqués, appartenant à la BRI (l’ex-antigang) et encadrés par leur chef, le commissaire divisionnaire Christophe Molmy, prend position et progresse sur le trottoir, côté impair des Champs-Élysées. Leur présence sur le terrain est mentionnée dans la note de service diffusée par la préfecture la veille de la manifestation et dévoilée par Taranis News. D’après ce dispositif, cette équipe mixte BRI/DRPJ dirigée par le commissaire Molmy est composée de 70 personnes et accompagnée d’une équipe de CSI.

« Ils ont d’abord tiré dans le ventre d’un manifestant, qui s’était placé devant eux en levant les bras, explique Boris Kharlamoff. Une vidéo montre parfaitement ce tir. Puis ils ont commencé à tirer de tous les côtés. Tous les manifestants se sont mis à l’abri. Je me suis un peu caché derrière un poteau, mais j’ai été touché dans les côtes. Le tir venait de ce groupe de civils. Ils nous mettaient en joue depuis le début. Et pourtant, moi, j’avais un brassard presse vraiment en évidence. » Plus tôt, Boris avait vu un autre journaliste se faire matraquer en dépit de son brassard – c’est Éric Dessons, un journaliste au JDD, brièvement hospitalisé pour une fracture à la main.

« C’était impressionnant de voir autant de blessés »

Boris est conduit à un véhicule de secours, où il rencontre une jeune fille touchée par un tir à la mâchoire, ainsi qu’un manifestant blessé à l’arcade sourcilière. « Un gradé des pompiers disait à ses collègues que les flics devaient arrêter de tirer au niveau de la tête. C’était impressionnant de voir autant de blessés. Je ne pensais pas qu’une balle en caoutchouc pouvait faire aussi mal. » Le photographe a déposé plainte à l’IGPN.

À 14 heures, au moment de ces tirs, c’est Fiorina, 20 ans, qui s’écroule, blessée à l’œil gauche. Elle se trouve sur le trottoir opposé, côté pair de l’avenue. « Nous étions le long du mur, près du McDo, et d’un coup, sur le trottoir d’en face, les CRS et policiers civils se sont mis à tirer, a expliqué un témoin à Libération. J’ai entendu un bruit juste à côté de moi et j’ai vu cette fille tomber juste à côté de moi. » La jeune femme a été prise en charge à Cochin et, selon un témoignage obtenu par Libération, elle aurait « perdu la vision de l’œil gauche et ne la retrouvera jamais » et « subi de nombreuses fractures sur des os de la face et des saignements dans le cerveau ». Son entourage, qui la présente comme une « patriote » ralliée aux gilets jaunes, a fait une collecte pour couvrir ces dépenses urgentes.

Un autre reporter d’images, Laurent Bortolussi, de l’agence Line Press, a suivi lui aussi la progression des hommes de la BRI vers l’avenue Georges V. « Cette unité de police descendait sur le côté droit des Champs, explique-t-il. C’était un mélange de civils et d’une compagnie de sécurisation. Et ils tiraient partout. Le 1er décembre, il y avait eu des heurts extrêmement violents et assez peu de blessés, et cette fois, on a eu des heurts moins violents, mais des blessés à la pelle. Les premiers incidents ont commencé vers 11 heures, et de 11 à 18 h 30, les policiers ont tiré au flashball des dizaines et des dizaines de fois. Plusieurs photographes ont été touchés. Un photographe italien a été touché à l’œil. Des tirs, on en voit plein. Il y a des moments où les policiers se lâchent et on les voit tirer à tort et à travers. »
Laurent Bortolussi est témoin d’un tir qui a touché une dame de 70 ans, près de lui. « Ce tir est absolument incompréhensible, raconte-t-il. Elle était clairement la cible. Je regardais en direction des policiers. Et j’ai vu le tir partir de ce groupe et la percuter, et je l’ai vue hurler. À ce moment-là, je suis un peu pris à partie par la foule qui me dit de filmer ce qui se passe. Cette dame avait un gilet jaune, elle était appuyée contre un poteau, mais du fait de son âge, elle n’était ni violente, ni véhémente. Ce tir n’avait aucune nécessité de maintien de l’ordre. Il n’avait aucune justification. » Le reporter – dont on peut voir le film de la journée ici – se souvient de nombreuses personnes touchées plus légèrement, agenouillées, prostrées, après les tirs.

Listant pêle-mêle blessures, mauvais traitements, confiscations de matériels subis par une dizaine de professionnels, l’Union des photographes professionnels (UPP) a dénoncé les « atteintes portées aux photojournalistes en exercice de leur métier », samedi.

Questionné par Mediapart sur l’utilisation des flashball par son unité et les plaintes déposées à l’IGPN, le patron de la BRI, Christophe Molmy, renvoie sur le service communication de la préfecture. « Si c’est vrai, on traitera ça, a-t-il commenté, mais je ne vous répondrai pas. »

Partisan d’une ligne dure et « d’un dispositif plus offensif » face aux manifestants, le patron du syndicat national des commissaires (SNCP), le commissaire David Le Bars, juge que ces blessés sont « des blessés de trop ». « S’il y a, à l’évidence des gestes inappropriés, ou des tirs ratés, on n’a pas de quoi se réjouir, commente le commissaire. Le tir de LBD doit être cadré, s’il y a un tir “tête”, c’est un tir raté. » Le syndicaliste juge néanmoins qu’il s’agit de « dommages collatéraux » et que le nouveau dispositif, « plus dynamique », a permis « d’éviter le chaos ». M. Le Bars ne veut pas commenter l’usage systématique des flashball en haut des Champs-Élysées, samedi.
La question de la légalité de ce recours à outrance à ce type d’arme et des blessures au visage infligées à un certain nombre de manifestants sera pourtant posée. En effet, le règlement d’emploi du LBD 40 stipule expressément que « la tête n’est pas visée ». Dans son rapport consacré au « maintien de l’ordre au regard des règles déontologiques », le Défenseur des droits avait recommandé, en décembre 2017, « d’interdire l’usage des lanceurs de balle de défense dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, quelle que soit l’unité susceptible d’intervenir ».
À l’est de Paris, d’autres unités de Compagnie de sécurisation et d’intervention (CSI) interviennent. Antoine Coste, un graphiste 25 ans, est touché à la tête dans la soirée par un tir de flashball, boulevard Saint-Martin. Habitant le quartier République, il était descendu voir « par curiosité » et « sympathie » la fin du rassemblement avec des amis. Il est surpris par une charge des policiers parisiens sur la place, se retrouve seul et est touché par un tir alors qu’il se prépare à rentrer chez lui (voir ici une vidéo qui témoigne de la violence de la charge policière). « Il y avait une charge et la foule s’engouffrait dans le boulevard en direction de Strasbourg-Saint-Denis, explique Antoine. Ca sifflait, ça criait : “Macron démission !” Je me suis retourné pour voir ce qui se passait au niveau de la place de la République et j’ai reçu l’impact, d’un coup sec, puissant. Je me suis pris ce coup, je suis tombé au sol et je me suis relevé. Je ne sentais plus mon côté gauche. J’ai regardé ma main qui était pleine de sang. Les gens disaient que j’avais été touché à la tête. » Un manifestant inconnu le guide jusqu’à une ambulance, puis disparaît. « Quand j’étais dans le camion, je l’ai vu partir par le hublot et j’ai pensé : “Merde, je n’ai pas pu lui dire merci.” »

Il a ainsi perdu l’un des témoins du tir policier. Hospitalisé à Cochin, Antoine a été opéré, mais il craint de perdre son œil.

« Dans le cadre d’un rassemblement sur la voie publique, notait aussi le rapport du Défenseur des droits, le lanceur de balle de défense ne permet ni d’apprécier la distance de tir, ni de prévenir les dommages collatéraux. Au cours d’une manifestation, où par définition les personnes visées sont généralement groupées et mobiles, le point visé ne sera pas nécessairement le point touché et la personne visée pourra ne pas être celle atteinte. » Le rapport soulignait que même en cas de respect de la doctrine d’emploi, l’arme pouvait provoquer de graves blessures comme la perte d’un œil, « qui confère à cette arme un degré de dangerosité disproportionnée au regard des objectifs de maintien de l’ordre ».

Le changement de « doctrine » opéré par Christophe Castaner laisse dubitatifs les analystes du maintien de l’ordre. Fabien Jobard, chercheur au CNRS rattaché au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), juge que l’institution a été gagnée par « un début de psychose » devant certaines scènes montrant la faiblesse du dispositif policier et des policiers eux-mêmes, le 1er décembre. « Parler de violence inouïe, voire de guerre civile était une forme de surenchère, juge Fabien Jobard. La guerre civile, ce n’est pas ça… Les CRS font un travail très anxiogène, et y ajouter une communication qui mise tout sur la peur ne peut rien arranger. »


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