Le moment sémantique

Là où les forces s’appliquent

mercredi 19 février 2020, par Heska.

Nous savons depuis le roman 1984 : la guerre c’est la paix et le langage est le premier vecteur de l’idéologie en tant que pensée mais aussi en tant que pratique. Nous savons comment de nouveaux mots sont créés pour désigner la position de chacun dans de nouvelles réalités (le plus souvent des mutations du système capitaliste puisqu’il est aujourd’hui le principal producteur d’idéologie). Nous savons comment les mots qui font la force des dépossédés sont détournés et vidés de leur sens. Pensons à l’auto-entrepreneur qui est en fait un auto-exploité, la contrainte de son donneur d’ordre semblant inexistante. Pensons que Macron a écrit Révolution ou comment ce terme a été usé, ou tenté d’être usé, par la publicité pour des voitures ou des aspirateurs révolutionnaires. Rappelons-nous aussi que les mots sont aussi destinés à nous enfermer. Ainsi le peuple n’est défini que comme un ensemble d’êtres de besoins à assouvir, c’est-à-dire des consommateurs, ou un ensemble d’électeurs, c’est-à-dire des votants qui vont choisir dans le panier garni par la classe dominante ceux qui les dirigeront.

Mais nous savons plus rarement comment des mots empreints de valeurs pour nous positives sont déplacés dans un autre champ sémantique tout en ayant l’air de garder le sens qu’ils avaient auparavant.
Vous suivez ? C’est un peu l’équivalent de la monnaie de singe. En l’utilisant vous lui donnez de la valeur mais sa nature profonde et la réalité qu’elle recouvre vous échappe complètement. Et vous vous faites capturer, pris dans un filet conceptuel qui vous aura empêché de comprendre les mutations en cours et vous aura surtout empêché de les combattre.

Depuis quelques années nous avons la bouche et les oreilles pleines de « territoire ».
Voilà un beau mot, non ? « Territoire » est un mot tellement enivrant voire enchanteur. On y sent la terre et ses alléchantes productions légumières et fruitières. On y savoure les bons fromages si typiques. On s’y roule dans le foin avec sa belle ou son beau. Cela fleure bon le terroir, ces mots étant parents et tellement proches phonologiquement. « Territoire » est un mot tellement rassurant. C’est « mon » ou « notre territoire », cet endroit où je me sens bien, où je suis en sécurité, que je parcours d’une manière si animale, comme dans un souvenir préhistorique. En fait, avant, quand le monde était plus petit, on parlait de « pays ». Je me souviens il y a une trentaine d’années avoir été ramassé en stop quelque part près de La Ferté par un vieux paysan (et oui, un pays, des paysans, pas des exploitants agricoles). A peine assis à ses côtés qu’il me demande d’où je viens. Je lui donne donc le nom du village quitté le matin, à quelques petites dizaines de kilomètres. Alors, après avoir un peu réfléchi, il m’appris que j’avais traversé pas moins de quatorze pays !

Bon, je reviens à mes moutons. Territoire... Le prochain qui me parle de « territoire » je le bouffe !

Non, c’est une blague bien sûr ! Je plaisante... à moitié !

Ce mot est partout dans la littérature institutionnelle, dans la bouche des élus de tous niveaux de pouvoir, dans la bouche des préfets, dans la bouche de tous les technocrates et administrateurs publics. Une large partie de la population s’en est emparé. Et tous les bios-bios se gargarisent de leur « territoire » et de sa résilience supposée. Même les villes ou leurs banlieues lointaines deviennent des territoires. Tout semble aujourd’hui se penser en termes de « territoire ». Cela ne vous étonne pas ? Vous ne vous êtres jamais demandé pourquoi ? A l’heure où les Méga-Régions européennes prennent forme, on nous bassine toute la journée avec du « territoire ». Et bien dès le début de cet usage intensif, j’ai trouvé cela suspect, j’ai trouvé que cela sentait l’oignon, mais sans être capable, jusqu’à tout récemment, aujourd’hui même, de comprendre le but de la manoeuvre.

A travers les communauté d’agglomérations ou de communes, à travers les méga-régions on éloigne les gens de leurs « représentants », qui d’ailleurs ne représentent souvent que les intérêts de l’upper-class, et en même temps (pensée macronienne) on leur vend du territoire. Perso, quand le pouvoir s’éloigne je ne verse pas une larme. Mais si le pouvoir politique institutionnel s’efface, c’est pour laisser la place à autre chose. A quoi, donc ?

Le mot « territoire » n’a pas que des connotations bucoliques et c’est à ses autres aspects sémantiques, ceux qu’on essaie de nous faire oublier, qu’il faut s’intéresser pour comprendre. Les petits pays d’avant, ça se traverse, en auto-stop, à pied, en vélo. On peut y croiser des habitants bienveillants, contents de vous voir leur rendre visite, vous, venus d’un ailleurs. Ils vous payent un coup à boire et vous discutez du pays. Le territoire, c’est autre chose. C’est le territoire de chasse et quand un guépard quitte son territoire de chasse pour arriver sur celui du voisin, il y a baston. Mais vous allez voir que le chasseur ce n’est pas nous et pourtant il va être question de guerre, de prédation et de butin.

Que sont les Territoires d’Outre-Mer ? Vous le savez, hein ? Ce sont des colonies ! L’Etat français en a pris possession et en a ouvert l’accès aux marchands et prédateurs. Marchands d’esclaves, marchands de terres, marchands de café, de canne à sucre, de coton, extracteurs d’or, de cuivre, de tous les minerais... Pillards en tous genre, affameurs, exploiteurs.

Alors vous commencez à voir quelle pièce on nous joue ? Nos fameux territoires ne sont que les territoires de chasse des grandes entreprises, de l’Etat lointain qui démantèle le service public nous verrons surtout les flics. Les marchands creuseront des mines, poseront leurs éoliennes géantes, accapareront les terres, siphonneront les eaux, transformeront nos forêts en parcs d’attraction tout en comptant sur notre soumission volontaire et notre collaboration.

Je pourrais m’étendre encore, développer le sujet. Mais je préfère vous laisser regarder la publicité de Réseau de Transport d’Electricité (RTE). Vous pouvez la trouver à partir de 18’30’’ sur le lien que j’ai joint. Ca, c’est pour les pressés. Les autres peuvent regarder l’intégralité de cette vidéo ! Parce que l’orateur nous donne à réfléchir sur cette colonisation en cours.

Et maintenant, on fait un effort pour ne plus parler de « territoire ».
On lutte, on rejette leurs mots toxiques, on refuse le lavage de cerveau et on ne collabore en rien !

Voir en ligne : Jean-Baptiste Vidalou- Colonisation, témoignage de l’Amassada


Forum de l’article

  • Le moment sémantique Le 19 février 2020 à 02:14, par simon

    Oui, il faut être vigilant sur la sémantique. Umberto Eco, dans « la guerre du feu , nous en donne des démonstrations radicales ,et parfois drôles. Pour aujourd’hui on a des adjectifs passe-partout = »clivan - « décisions fortes » et surtout mondialement usité et dangereux :  » terrorisme"

    Répondre à ce message

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