J’ai aimé le cinéma par-dessus tout. Un cinéma bien particulier, en voie de
disparition. Qui nous a irrigué ; a porté nos espoirs, nos rêves, nos illusions aussi. A qui nous prêtions le pouvoir de transformer le monde, d’en retisser la texture même.
Une image n’était pas une image, c’était le déploiement d’une possibilité : celle d’être modifié dans nos émotions, nos consciences.
Godard vient de mourir. Ce qui à mes yeux le caractérisait, c’était sa liberté. Va me manquer sa présence de vigie inquiète et toujours critique.
Il participa avec Chris Marker et d’autres réalisateurs à la création d’un film « Loin du Vietnam », en 1968, qui ne put être projeté dans la durée. Un groupe d’extrême droite saccagea la salle où il fut produit. Mais dans la foulée et la prise de conscience qu’un cinéma fait par tous et pour tous était nécessaire, Chris Marker créa les groupes Medvekine.
« Une expérience de quelques années seulement, qui n’a pas fait école, mal connue en son temps, aujourd’hui presque oubliée, peut cependant laisser dans la mémoire de ceux qui y ont participé le souvenir d’heures exceptionnelles passées ensemble. C’est qu’en effet nous n’aurions jamais dû nous rencontrer, encore moins travailler ensemble. Ca ne se faisait pas, ça ne se fait toujours pas, ou si rarement. De quoi je vous parle ? D’une utopie. De quelques dizaines d’ouvriers des usines Rhodiaceta de Besançon et Peugeot de Sochaux, d’un côté, d’une poignée de cinéastes, réalisateurs et techniciens de l’autre, qui ont décidé, à cette époque-là qui n’est justement pas n’importe laquelle, de consacrer du temps, de la réflexion et du travail,
à faire des films ensemble. »
Bruno Muel
J’en fus une spectatrice enthousiaste. J’y ai vu des insurrections contre l’immobilité, des rêves accomplis d’une rencontre entre ouvriers et intellectuels, une circulation Paris-province-Paris, des valeurs d’échange opposées aux échanges ordinaires de la valeur marchande, le retour de la caméra à l’usine après des années d’absence, les incarnations d’une croyance en la puissance du cinéma, en son pouvoir de changer le monde, au moins les images du monde, images critiques et critiques d’images.
Cela dura de 1967 à 1974. Ce fut une association libre, avec l’idée de rapprocher des personnes, des formes, des genres, des formats, des techniques, des pratiques, avec la liberté de filmer l’interdit de reprendre les mots du pouvoir et de les dénuder.
Cinéma militant sans doute, donc « cinéma différent ». Mais aussi différent du cinéma militant connu et identifié. Cinéma inventif, expérimentant dans le même film les vertus du montage court et la restitution d’un parole directe, essayant la fiction et la reconstitution (Week-end à Sochaux), réalisant ce qu’on n’appelait pas encore un « clip » (Rhodia 4x8), pratiquant pêle-mêle l’humour et la satire, les collages, l’essai, l’écran noir, le travelling et le zoom, combinant super 8 et 16 mm, couleur et noir et blanc (Sochaux 11 juin 68), « détournant » les images et les sons à des fins critiques ou personnelles, voire intimes (Traîneau-Echelle, Lettre à mon ami Pol Cèbe).
Chris Marker, l’artisan de l’émergence de ce groupe citait Medvekine (et c’est encore une autre histoire à relater), racontant que dans les cartons qu’il emportait dans son ciné-train en Russie, il y en avait un qui servait dans tous ses films. Celui qui disait : « CAMARADES, CA NE PEUT PLUS DURER ! »
En dehors des films cités plus haut et que je conseille vraiment de voir, il y aussi « A bientôt, j’espère », « Classe de lutte », « Avec le sang des autres ».
Et il ne nous est pas interdit de continuer à faire des films de cette façon, comme l’ont fait dernièrement des gilets jaunes... Loin des produits industriels que sont devenus les films et le cinéma !