La main, c’est le pied

....sur les murs de Crest

lundi 20 août 2018, par Etienne.

Taylor, inventeur du taylorisme, du travail en rondelles, à la chaîne, haïssait toute forme d’émotion. L’homme rationnel est sans affect. Dès lors, à quoi peut bien servir la beauté, la poésie, la sensibilité ? A rien, selon Taylor : il fallait au contraire pourchasser ce qui n’était que parasite, scories, crasse, c’est-à-dire fantaisie. Ainsi, enfin l’homme serait transparent à lui-même, entièrement raisonnable, calculable, prévisible. A cette fin, le travail devait être découpé en tâches élémentaires, articulées en chaînes, selon un plan rationnel.

Phoebus vogue au sud

Un jour, deux dames frappent à la porte d’une ferme isolée de Mirabel et Blacons. « Où se trouve le chemin de grande randonnée ? ». Le chemin en question ceinturait la ferme, à quelque hauteur, au nord, à l’est, à l’ouest. De sorte qu’en grimpant un peu dans l’une de ces directions, on tombait à coup sûr sur le dit sentier. Non pas que les promeneurs fussent démunis de moyens techniques d’orientation. Tout au contraire. Ils avaient en main une carte d’état-major, un compas de relèvement, et même un GPS. Mais ne trouvaient pas pour autant leur chemin, ne sachant utiliser ces merveilles techniques.
C’était l’été : il était midi passé. « Où se trouve le sud ? » leur demande l’habitant, dans l’idée qu’en connaissant le sud, on en déduirait facilement les autres orients. Regards ébahis : quelle étrange question ! Les randonneurs ignoraient qu’à midi Phoebus tutoie la méridienne !

Homme terminé

Un dissident soviétique expliquait un jour qu’il était courant parmi les opposants aux temps de l’URSS d’avoir en tête une centaine de numéro de téléphones : il eût été trop dangereux, pour soi comme pour les autres, de les noter sur un calepin. Retenir un seul numéro est aujourd’hui inaccessible à l’homme contemporain : il est stocké dans son téléphone, dont il est le terminal.

Obsolescence de l’homme

Tout comme la physique réduit la phénoménalité à une collection d’atomes, ou encore la diététique à une addition de quantité journalières conseillées, Taylor en découpant le travail en tâches élémentaires a abêti l’homme. Là où hier tout chasseur, toute amazone, tout cueilleur, toute collectrice, devait pour survivre posséder une connaissance « encyclopédique » de la flore, de ses propriétés toxiques, nutritives, curatives ; connaître intimement les comportements animaux ; maîtriser des techniques nombreuses : tailler un silex, courber l’if pour façonner un arc, polir au sable une flèche, tresser l’osier, pulvériser l’ocre… et au surplus avoir de son corps, de ses muscles, tendons et nerfs une maîtrise incomparable, des sens affutés à l’extrême, l’homme moderne, par comparaison est sourd, aveugle, anosmique, amnésique, ridiculement pataud.
Ses mains, au mieux savent frapper sur les touches d’un clavier ou, du pouce et de l’index, agrandir l’image sur l’écran d’un ail-faune. Jamais l’homme n’a été moins humain, jamais aussi bête, jamais aussi inepte. La technologie fait-illusion : chacun de ses contributeurs n’y apporte qu’une microscopique parcelle. Seul l’enchaînement de ces ragotons d’intelligence fait illusion.
Mais rapportée aux immenses connaissances que possédait l’homme d’avant la réduction industrielle, l’homo-technicus est d’une médiocrité pitoyable. Taylor, par haine de lui-même et de l’humain, l’a rendu obsolète.
 [1]

Monstrueuse symétrie

Les salons de l’artisanat, depuis quelques temps, présentent des productions sorties des Fablab. Ainsi celui de Valence où l’on voyait notamment des luminaires incisés à la machine, suivant un dessin, lui-même construit grâce à un logiciel. Le tout d’une prévisibilité décevante. Ces productions sont-elles belles ? Il y a quelques années de cela, je fabriquais des luminaires. Ils plurent et je les exposai au musée d’art contemporain de Taipeh, au Carousel du Louvres, au Salon du meuble, etc. Je taillais, biseautais, polissais à la main. Cela prenant beaucoup de temps, je m’avisai de les faire fabriquer par une entreprise tout équipée de nombreuses machines adéquates.
Bien que les plans des unes et des autres fussent identiques, le résultat fut décevant. Mes lampes avaient perdu tout leur charme. Et ce charme leur était conféré par d’infimes irrégularités, de ténus écarts de plan, des parallélismes subtilement convergents. Le visage de la plus belle des femmes nous paraitrait monstrueux s’il était parfaitement symétrique et régulier. Toujours se glisse quelque accident, quelque dissymétrie, que la nature chérit, comme l’échappatoire à quelque possible mais imprévisible catastrophe. Sans accident, sans dissymétrie, sans irrégularité, sans hasard, sans diversité, la vie depuis longtemps aurait disparu, tombée sous les coups de quelque pandémie anéantissant un tout trop homogène, trop monolithique pour trouver les ressources d’un sursaut novateur.

Cuisine à la main

Avec l’avènement de l’informatique, machines de découpe et autres prothèses techniques, le paysage graphique de nos villes s’est singulièrement appauvri. Ainsi les enseignes commerciales, de lettres de vinyle auto-collantes puisées à un maigrelet répertoire typographique au dessin déposé.
C’est dans cet esprit que j’ai entrepris la recension des quelques témoignages calligraphiques encore subsistant aux crépis des murs de Crest, témoins d’une époque où la main, et l’homme qui la maniait, étaient encore intelligents. Talent qu’heureusement quelques irréductibles gauloises et gaulois défendent encore.

Et puisque le restaurant Kléber doit sa renommée au fait que probablement sa cuisine n’est pas faite à la machine, on ose espérer que lorsque viendra l’heure de rénover l’enseigne quelque peu défraichie qu’il possède à l’entrée Est de Crest (voir photo), c’est à un ou une artiste peintre en lettres que sera fait recours. La région n’en manque pas. Avec l’heureuse conséquence que la valeur ajoutée sera ici conservée et échangée plutôt que d’être essorée vers quelque lointaine multinationale de la Silicon Valley.

P.-S.

Devinette : une photo intruse s’est glissée dans cette présentation. Saurez-vous la retrouver ?

Notes

[1Lire sur ce sujet : L’obsolescence de l’homme, de Gunther Anders (1956)


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