L’horloge paraît naturelle, invisible, normale, pourtant sa généralisation est issue des besoins du capitalisme et de l’industrialisation.
Au delà des compréhensibles visées urgentes de mieux redistribuer « les richesses » et de diminuer la souffrance au travail, la remise en cause du capitalisme reste vitale. Remettre en cause « le-travail », et la norme du temps qu’il impose via l’horloge fait partie des exigences indispensables, à moyen et long terme, pour s’extraire des désastres en série, et renouer avec la vie concrète, les possibilités de démocratie directe (donc d’abord locale et à petite échelle), d’autonomie individuelle et collective, etc..
Car tant qu’on restera dans le modèle techno-capitaliste et étatiste, les possédants et dirigeants en puissance auront beau jeu de nous dire que nos idées sont bien sympas mais pas réalistes, car la Croissance, la concurrence, la production de masse, la gestion à grande échelle implique ...de ne rien changer (ou presque).
Virer Macron, Bayrou, Bolloré et Bernard Arnault font sans doute partie des préalables utiles et libérateurs, mais ensuite ce sont surtout les structures et fondements capitalistes (et étatistes) qu’il faut abandonner et démanteler.
Introduire le RIC (quel que soit sa forme) pour viser la démocratie directe dans une société de masse, capitaliste, centralisée, de surcroît dominée par la bourgeoisie et ses possessions, est voué à l’échec. La démocratie réelle n’est pas possible à grande échelle, surtout dans une société atomisée, hiérarchisée, faite de multiples classes sociales et d’inégalités énormes.
A méditer lors du 10 septembre et de ses suites.
Temps abstrait, lutte concrète, par Christophe Magis
Temps abstrait, lutte concrète, par Christophe Magis
« C’est l’horloge, et non la machine à vapeur, qui est la machine-clé de l’âge industriel moderne. »Quiconque n’est pas encore convaincu de cette affirmation, formulée au milieu des années 1930 par l’historien de la technique américain Lewis Mumford, n’en doutera probablement plus davantage après avoir visionné le dernier film de Cyril Schäublin, Unrueh (« Désordres » en français).
(...)
le scénario est l’occasion de relater l’histoire des mouvements ouvriers de la fin du XIXe siècle en parallèle des transformations sociales et technologiques qui ont marqué les débuts du capitalisme industriel. Et si le film permet de constater l’importance progressive prise par le chemin de fer, le télégraphe, la presse, la photographie ou la publicité dans ces transformations, c’est bien sûr l’horloge qui s’y révèle comme l’instrument déterminant, dans une mise en abîme particulièrement éloquente.
(...)
Schäublin donne à voir la condition de travailleurs employés à produire les mécanismes au moyen desquels leurs supérieurs évaluent leurs performances… à la production de ces mêmes mécanismes. « Il faut travailler plus rapidement ! » : cette demande que formule le contremaître — avant de détailler la meilleure manière de saisir les pièces de la mécanique d’une montre afin de gagner quelques secondes précieuses — pourrait résumer l’injonction générale de la modernité industrielle. Chaque seconde doit être rendue efficace dans un temps qui devient une mathématique abstraite pour juger ce à quoi il est employé.
(...)
D’ailleurs, parmi les personnages du film, le théoricien anarchiste Piotr Kropotkine, géographe de son état, arpente la région pour en dresser une carte qui ne se satisferait pas de la planification de l’espace imposée par les dirigeants de la manufacture horlogère. Quand ces derniers voudraient quadriller tout l’endroit comme un gigantesque entrepôt, en attribuant à chaque parcelle de terrain une lettre suivie d’un chiffre, Kropotkine s’efforce de retrouver auprès des habitants les appellations traditionnelles susceptibles de conserver le témoignage de significations et d’usages concrets.
(...)
En documentant combien la classe ouvrière en devenir du XVIIIe siècle a résisté longuement à l’imposition des nouvelles conventions temporelles, l’historien britannique Edward P. Thompson a montré à quel point la définition du temps et de son organisation structure aussi la dynamique historique de la lutte des classes. C’est, en Europe, l’emploi progressif de main d’œuvre qui a constitué le passage d’un temps « orienté par la tâche » où, pour l’ouvrier, « il n’y a guère de conflit entre travailler et “passer le temps de la journée” »[3] et le temps « de l’horloge », indifférent à l’expérience concrète, caractéristique de la discipline industrielle qui acte le divorce du travail d’avec les autres sphères de la vie. Toute cette transition, émaillée de conflits, s’est faite très progressivement — depuis la manufacture textile de la fin du Moyen Âge, grande demandeuse de main d’œuvre — et avec le renfort du perfectionnement de la mécanique horlogère, de la morale puritaine, des théories de l’économie politique et des appareils urbains de répression.
(...)
L’autorité sait également se faire plus abstraite. Et pour que celle du temps de l’horloge achève de s’imposer à grande échelle, à la veille du XXe siècle, la constitution d’une importante bureaucratie administrative a été nécessaire, dont le film donne un aperçu. Dans une immense salle, quelques cols-blancs recueillent, archivent et documentent les performances individuelles des ouvriers, concevant des indicateurs de leur productivité moyenne en fonction desquels les payes sont directement calculées.
(...)
C’est ainsi que la modernité industrielle a parfait ses réponses aux exigences économiques de prévisibilité du cycle de rotation du capital en accompagnant la standardisation du temps d’une centralisation et d’une régulation bureaucratiques de sa distribution. Et même les organisations de travailleurs ont dû, à leur niveau, participer du mouvement ! Un passage du film, montrant des cadres syndicaux cherchant eux-mêmes de nouveaux marchés horlogers à investir (par exemple celui, naissant, du réveille-matin) afin de permettre un maintien de la rentabilité pour le patronat et, en conséquence, la sauvegarde de plusieurs emplois sinon menacés, illustre avec finesse cette dialectique.
(...)
Comme Marx l’a montré dès les premières pages du Capital, la production de marchandises, dont le capitalisme constitue la généralisation universelle, induit une logique sociale spécifique où se tissent des rapports particuliers entre temps et valeur à travers la médiatisation du travail. En introduisant la notion de « temps abstrait », Moishe Postone a très clairement exposé ces rapports. Car, la valeur d’une marchandise étant directement déterminée par le temps de travail socialement nécessaire en moyenne à sa production, alors « la dépense de temps de travail se transforme en une norme temporelle qui n’est pas seulement abstraite de, mais aussi s’oppose à et détermine l’action individuelle ». D’autant que chaque seconde gagnée sur ce temps de travail nécessaire en moyenne est susceptible d’engendrer d’importants gains supplémentaires, augmentant la plus-value produite par le travail — et ce, sans égard à l’objet concret à la production duquel le temps est effectivement employé. Dans le capitalisme, détaché des activités et de leur finalité concrète, le temps a changé de nature, devenant « une variable indépendante, mesurée en unités conventionnelles interchangeables, mesurables, continues, constantes […] qui sert de mesure absolue du mouvement ». Le temps dont l’individu fait l’expérience est désormais un temps vidé de toute qualité, qui s’oppose à lui en permanence, lui intimant simplement l’ordre d’en rendre chaque seconde profitable.
(...)
le capitalisme a créé en regard un « temps libre » censé en être l’opposé : temps durant lequel l’activité cesse d’être ainsi réglée. Mais, outre que ce temps a lui-même été rattrapé par la forme-marchandise, devenant à son tour lieu d’investissement et industrie des loisirs donc engagé dans ses propres processus de valorisation, sa simple définition par rapport au temps de travail, ne lui accorde aucune autonomie. Les activités réalisées dans ce cadre peinent donc à rendre au temps sa qualité en représentant un véritable en-dehors du travail. Bien plutôt, elles finissent par être le simple prolongement de ce dernier : il faut les planifier, s’assurer d’y maximiser son utilité, bref, les rentabiliser ; elles demeurent sous la domination du temps abstrait qui continue de les mesurer.
’...)
La contestation ne pourra venir que de ces « autres » pour qui le changement est rendu bien plus urgent par la violence directe et intolérable qui s’impose à eux. Et elle devra notamment, en parallèle de revendications plus claires et immédiates (semaine de 30 heures ? ; retraite à 60 ans ?), s’attaquer à plus longue échéance à la redéfinition des manières d’habiter le temps. En invitant à le considérer à l’aune des activités concrètes qu’ils y déploient, plutôt que d’en faire le juge de ces activités, certains mouvements sociaux des dernières années (ZAD et Gilets jaunes notamment) ont esquissé quelque direction. Bien sûr, il ne s’agit en aucun cas de fétichiser tel ou tel résidu fantasmé de société traditionnelle en l’érigeant en dogme, comme le font actuellement les courants réactionnaires, rêvant à des formes prémodernes de capitalisme « de bon père de famille ». Mais il est de plus en plus certain qu’une critique du capitalisme — bien au-delà de ses seules dérives néolibérales — manquera son objet tant qu’elle ne s’attaquera pas à cette catégorie spécifique de temps qu’il induit et qui détermine les individus et le cadre de leurs actions.
(...)
Bande annonce du film cité plus haut :
Une interview du réalisateur : Entretien avec Cyril Schäublin - Primé l’an passé dans l’excitante compétition Encounters de la Berlinale et auteur d’un brillant parcours en festivals, Désordres est un ovni suisse qui ne ressemble à rien de connu. Comédie rêveuse et absurde, récit historique sur un mouvement anarchiste qui ne ressemble jamais à un film historique, c’est un film au charme unique que nous présente son réalisateur Cyril Schäublin. Désordres est visible dès maintenant en salles.