Il y a trente ans, la juriste américaine Kimberlé Crenshaw mettait au point un concept théorique clé, l’intersectionnalité, afin de relever la spécificité des discriminations subies par les femmes africaines-américaines en raison de leur sexe et de leur couleur de peau, et de critiquer le droit américain incapable de prendre en compte cette situation. Rapidement, la théorie de l’intersectionnalité s’étend et se diffuse. Elle devient un outil, voire un couteau suisse pour tenter de définir l’impact d’oppressions plurielles, qui se croisent et parfois s’agrègent, en raison du sexe, de la classe, de la race, du handicap ou de l’orientation sexuelle d’une personne.
Ses voyages la mènent en France bien sûr, dans les années 2000, où l’intersectionnalité se heurte depuis aux murs de l’universalisme, où elle est source de désaccord entre courants et générations féministes. Souvent mal comprise, déformée, cette notion n’en est pas moins centrale et désormais ancrée dans les mondes académiques et politiques aux quatre coins du globe. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité nous entretenir avec Kimberlé Crenshaw, fondatrice du Centre pour l’intersectionnalité et l’étude des politiques sociales à l’université de Columbia, lors de sa venue à Paris pour une série de conférences. Nous l’avons rencontrée le mardi 15 janvier, revenant sur le « prisme de l’intersectionnalité », le contexte américain dans lequel il est né, et la manière dont il s’applique à la période politique particulièrement violente et incertaine que traversent les États-Unis.
Mediapart : Puisque l’intersectionnalité continue d’être mal comprise, pouvez-vous commencer par définir votre approche, votre méthode, quand vous vous penchez sur un phénomène sociopolitique ?
Kimberlé Crenshaw : En vous rejoignant, je suis tombée sur une manifestation d’avocats dans le centre de Paris, il me semble que c’est un bon point de départ. Certain·e·s m’ont expliqué qu’ils et elles manifestaient contre une réforme qui se traduirait par une baisse des moyens humains et budgétaires de la justice. J’ai immédiatement voulu comprendre qui allait être impacté et, parmi eux, quels seraient les sous-groupes auxquels on ne pensait pas en premier lieu. Quelles conséquences pour les femmes socialement marginalisées ? Pour celles qui sont harcelées sexuellement et n’ont pas les moyens financiers de se défendre ? Honnêtement, je n’ai pas eu toutes les réponses… Mais ainsi vous comprenez mieux le prisme qu’est l’intersectionnalité. Un prisme permettant d’inclure dans notre analyse du monde social l’éventail le plus large possible d’injustices sociales. Cela ne vient pas se substituer à l’analyse des rapports de classe, de sexe ou de race (dans le contexte américain qui est le mien, où cette question est légitime), mais cela permet de penser comment certaines personnes se retrouvent frappées par une convergence de désavantages.
Ensuite, le prisme de l’intersectionnalité est utile dans le cadre du militantisme et du plaidoyer. Il permet de garder constamment en tête une série de questions pour s’assurer que l’on inclut tout le monde et que l’on pense des réponses adéquates. Quand on parle de pauvreté, parle-t-on aussi de la situation des femmes pauvres ? Des femmes de couleur ? Des migrant·e·s ? Des femmes handicapé·e·s ?
Le premier papier que vous avez écrit en 1989 en tant que juriste sur le concept d’intersectionnalité se conclut ainsi : « When they enter, we all enter », que je traduirai librement par « quand ils sont intégrés, nous sommes tout·e·s intégré·e·s ». Est-ce là la raison pour laquelle vous portez une attention particulière aux groupes les plus marginalisés ?
C’est une citation d’Anna Julia Cooper. Elle date du XIXe siècle, juste après l’abolition de l’esclavage, dans un contexte où les efforts pour intégrer les personnes libérées à la république américaine portaient exclusivement sur les hommes. Anna Julia Cooper et d’autres Africaines-Américaines avaient alors réagi en disant que non, on ne pouvait pas parler d’intégration tant que les femmes étaient laissées de côté. Cette stratégie inclusive partielle était insuffisante. Et près d’un siècle plus tard, en 1989, on en était toujours là : à proposer des solutions partielles aux problèmes de discriminations de classe, de genre ou de race. Cette phrase sert donc encore et toujours de piqûre de rappel.
Vous savez, l’intersectionnalité n’a pas vocation à être un programme disciplinaire. C’est une grille de lecture de la complexité des identités sociales. Le but final n’est pas de voir son nom sur la liste, si je puis dire, de se réjouir à la mention de votre « identité ». Il s’agit de s’assurer que les politiques publiques que l’on propose au nom de l’équité et de la justice sociale ont bel et bien les effets escomptés sur tous les publics concernés. Parce qu’à la fin, ça concerne tout le monde.
Quand j’ai travaillé comme juriste sur le cas Anita Hill-Clarence Thomas [Kimerblé Crenshaw a fait partie des juristes qui entouraient Anita Hill lorsqu’elle a témoigné en 1991 contre Clarence Thomas, que George Bush voulait nommer – et qui fut nommé – juge à la Cour suprême – ndlr], l’un des éléments les plus dramatiques a été de constater comment Anita Hill était mise au ban de l’histoire des luttes pour l’émancipation des Noirs. En substance, se dire victime de harcèlement sexuel ne pouvait pas venir d’une femme noire. Une tribune parue dans le New York Times à l’époque stipulait même que si elle ne mentait pas au sujet des faits, elle mentait en disant qu’elle avait été offensée par le comportement de Clarence Thomas. Car les Africains-Américains ont une manière particulière de se parler, lisait-on, et elle aurait dû en déduire qu’il n’y avait là rien d’offensant. Il a ainsi été déclaré que les femmes noires étaient étrangères au harcèlement, quand bien même le harcèlement et le viol feraient partie de leur histoire depuis des siècles.
Avant d’aborder l’ère Trump, revenons sur l’ère Obama. Était-ce le moment idéal pour parler d’intersectionnalité ?
Non, pas du tout… D’abord parce que son élection a donné l’illusion que le cadre structurel s’était finalement assoupli. Si un Noir pouvait atteindre le sommet, eh bien, c’était peut-être qu’il n’y avait plus de barrières après tout. C’est difficile dans ce contexte de militer pour une meilleure compréhension des forces historiques structurelles qui produisent de l’inégalité, notamment raciale. Ensuite, sa capacité à parler d’inégalités raciales était limitée. Dès ses six premiers mois de mandat, il y a eu cette polémique autour de l’arrestation du professeur de droit africain-américain Henry Louis Gates, alors qu’il essayait d’ouvrir la porte de chez lui. Quand Barack Obama a pris la parole sur ce sujet du profilage racial, le retour de bâton a été immédiat. Il est devenu évident qu’il ne pouvait pas dire un certain nombre de choses sans risquer de diviser le pays. C’était terrible, parce que les Africains-Américains pensaient précisément que son élection allait permettre de dire haut et fort que non, cette société n’était pas postraciale, et que oui, la couleur de votre peau jouait encore pour beaucoup dans les interactions sociales.
Quand, enfin, le président Obama s’est décidé à agir contre les inégalités raciales, à aucun moment nous ne l’avons entendu parler de structure. Il a parlé de culture et de comportements individuels. Partant du principe que « les garçons et les hommes noirs traversaient une période particulièrement difficile », je le cite, il ne s’est adressé qu’à eux. Et il s’est ainsi inscrit dans la continuité de politiques initiées dans les années 1990, normalisant l’exclusion des femmes. Même si celles-ci ont moins de richesses que les hommes, elles ont des taux records d’exclusion à l’école, le taux de mortalité infantile chez les nourrissons noirs est deux fois plus élevé que chez les enfants blancs… C’était d’autant plus triste à observer que cela venait du premier président noir et que de nombreuses associations suivaient sans broncher, partant du principe que les femmes récolteraient plus tard les bénéfices de politiques sociales ciblant d’abord les hommes. On sait depuis des décennies que les théories du ruissellement ne fonctionnent pas.
Nous sommes désormais entrés dans l’ère Trump, il n’est plus question de politiques sociales d’aucune sorte. Par quel bout prenez-vous cette présidence ?
C’est une catastrophe… Pour tout le monde. Pour les luttes des gens de couleur aux États-Unis et ailleurs. Sur le terrain, son élection a accentué et tendu le débat sur les politiques de l’identité [« identity politics » – ndlr] et sur l’intersectionnalité, qui serait la mère de toutes ces politiques. En quelque sorte, les démocrates seraient responsables de l’élection de Trump à cause de leurs politiques « identitaires » qui auraient abouti à pousser un groupe – se sentant exclu – dans les bras des républicains. Si l’on résume : l’homme blanc célibataire serait devenu un paria à cause des politiques de l’identité, qu’il lui reviendrait désormais de combattre. C’est tout de même surprenant de constater qu’au passage, l’électeur de Trump archétypal va lui aussi se référer à son identité intersectionnelle pour exprimer sa colère.
Ensuite, le trumpisme s’expliquerait par l’insécurité économique. D’accord, mais dans ce cas, les femmes de couleur devraient être les premières à le suivre, puisque ce sont elles qui ont perdu le plus au cours des dernières crises. Pourtant, ce sont celles qui le soutiennent le moins ! Il faut donc admettre que le degré de souffrance économique n’est pas la seule composante en jeu. Par ailleurs, des études ont montré que les Blancs les plus pauvres n’étaient pas les plus susceptibles de voter pour Donald Trump. Au bout du compte, l’impression d’une perte de statut, la crainte de voir le capital social associé à sa couleur blanche diminuer, l’impression de ne plus reconnaître son pays, jouent un rôle beaucoup plus important que la situation économique réelle dans le trumpisme.
À quoi mène cette situation, une guerre de communautés ?
C’est une période très inquiétante. Nous assistons à une guerre de statut, un combat pour savoir qui aurait les griefs les plus légitimes. Certains réagissent en disant, « arrêtons tout bonnement de parler de nos griefs spécifiques, parlons seulement de ce qui nous rapproche ». Je crois qu’il faut faire attention à ne pas abandonner trop tôt l’idée que chacun expérimente le monde différemment, mais que nous avons toutes et tous intérêt à ce que personne ne souffre. Cette manière de penser l’universel permet de ne pas nier que nos souffrances ne sont pas exactement semblables.
Au même moment, on assiste à un phénomène de renouvellement de l’aile gauche du parti démocrate. Une vague d’élues venant de milieux très divers est ainsi entrée au Congrès en janvier, dont la très populaire Alexandria Ocasio-Cortez. Incarne-t-elle précisément l’intersectionnalité ?
Son programme se nourrit à la fois de son expérience personnelle et de celle de sa circonscription, à cheval sur le Bronx et le Queens (New York), qui est extrêmement diverse. Elle a donc à l’esprit une multitude de formes de marginalités sociales lorsqu’elle parle de justice sociale. C’est un point de vue fort. Si cela peut sembler désopilant à certain·e·s, il faut tout de même rappeler qu’elle s’inscrit dans une continuité. Ce qu’elle dit fait par exemple écho aux discours de Robert Kennedy dans les années 1960. Mais nous n’avons pas la mémoire des débats francs de l’époque sur les inégalités économiques et sociales, pour la simple et bonne raison que les dernières décennies de néolibéralisme nous ont emmenés à des kilomètres de ces conversations. Que certains sujets démocrates soient désormais estampillés « de gauche » indique à quel point tout le spectre politique s’est déplacé à droite ! Je pense que d’un point de vue historique, nous avons échoué à rester droit dans nos bottes, à contester fermement cette droitisation. Le résultat, c’est ce cadre néolibéral omniprésent, qui détruit l’engagement historique que nous avions pris en tant que société à veiller les uns sur les autres, à être responsables les uns des autres. Pour en sortir, il va falloir être malin et agressif.
Et savoir créer des coalitions ?
Le fait est que les femmes, notamment les jeunes, sont aujourd’hui parmi les plus mobilisées contre Donald Trump. Elles réagissent contre ses discours nationalistes, antimigrants, contre la dimension masculiniste de sa présidence, en entrant en politique. Il est un peu trop tôt pour savoir où cela va nous mener. Mais il y a une prise de conscience : ce mouvement est le fruit d’un assemblage de prises de conscience. Ces nouvelles recrues viennent ainsi redynamiser la vieille garde du Congrès, telle Maxine Waters, 80 ans, qui y siège depuis 1991. C’est déjà une coalition intergénérationnelle intéressante. Elle est annonciatrice d’une grande bataille pour l’âme du parti démocrate, qui peut soit entrer dans une ère plus progressiste, soit virer à droite. Un choix clair peut et doit être fait, celui de mobiliser celles et ceux qui sont sensibles au sens profond de la démocratie, incompatible avec la xénophobie, le racisme, le patriarcat de cette administration.