De la mortalité
Vivre dans cette culture, c’est être mort, nu. La mortalité c’est l’affect et l’aspiration à être un membre de l’ordre social dominant. C’est la relation sociale lorsque la vie est réduite au commerce et au capital. Elle est partout : chez celleux qui marchent dans la rue sans jamais croiser le regard de l’autre, dans la rue sans jamais croiser le regard de l’autre, dans les échanges de services, dans les rayons d’une grande surface et sur les bancs d’église. Dans le capital, dans l’hétéronormativité, dans le droit, dans la morale - partout, c’est la logique de la mort.
L’impensabilité de nos désirs est réitérée à maintes reprises. Le pouvoir et le contrôle sont inscrits dans nos corps. Qu’est-ce que la passion ? Le désir ? L’aventure ? Le jeu ? Qu’est-ce, si ce ne sont des slogans accrocheurs pour publicités. Notre amour, nos appétits et nos corps mêmes sont définis par cette culture. Le capital est écrit dans nos corps. Nous n’osons pas rêver. Comment pourrions-nous même concevoir de vouloir plus ?
Et les agents et les efforts du biopouvoir - les bottes des agresseurs de queers, les caméras de surveillance panoptique omniprésentes, accompagnées des gyrophares bleus, des sirènes, et des flingues de la police, les campagnes pour le mariage gay et le service militaire, les douleurs persistantes de la monogamie, et ses mannequins galbés, ad nauseam - sont partout érigés en points de contrôle qui garantissent l’impossibilité de toute alternative. La vie, mise à nue, n’est rien de plus qu’une lutte pour la survie à l’état brut - banale, froide, engourdissante. Pourrait-ce être plus flagrant ? L’hétérocapitalisme, cette culture, cette totalité : ils veulent nous détruire.
Prendre et partager : de l’obtention de ce qui nous revient
Les rouages du contrôle ont rendu notre existence illégale. Nous avons enduré la criminalisation et la crucifixion de nos corps, de notre sexe, de nos genres indisciplinés. Raids, chasses aux sorcières, bûchers. Nous avons occupés l’espace des déviant.e.s, des putes, des pervers.e.s et des abominations. Cette culture nous a rendu criminel.e.s, et bien sûr, à notre tour, nous avons dédié nos vies à la criminalité. Dans la criminalisation de nos plaisirs, nous avons trouvé le plaisir inhérent au crime ! Alors qu’on nous déclarait hors la loi, nous avons découvert que nous sommes effectivement de putains hors-la-loi !
Nombreux.ses sont celleux qui accusent les queers d’être responsables du déclin de cette société- et nous en sommes fier.ère.s. Certain.e.s croient que nous avons l’intention de réduire cette civilisation et son tissu moral en lambeaux - et ielles ont bien raison. On nous décrit souvent comme dépravé.e.s, décadent.e.s et révoltant.e.s - mais ielles n’ont encore rien vu.
Soyons clair.e.s : nous sommes des anarchistes queers et criminel.e.s et ce monde ne nous suffit pas, et ne nous suffira jamais. Nous voulons anéantir la morale bourgeoise et réduire ce monde en poussière.
Nous sommes là pour détruire ce qui nous détruit.
Parlons donc de révolte. Nous traçons la lignée de notre criminalité queer et nos dess(e)ins de disparition de l’ordre social. Et quel délice que ce nectar que nous buvons : pirates, lesbiennes des mers déchaînées, émeutier.ère.s queers qui incendient les voitures de flics, sex parties sur les ruines de l’industrialisme, braqueur.euse.s de banques arborant des triangles roses, réseaux d’aide mutuelles entre les travailleur.euse.s du sexe et les voleur.euse.s, gangs de trannyfags prêt.e.s à en découdre. On nous a assuré que chaque jour pouvait être le dernier. Nous avons donc choisi de vivre comme si notre vie était sans lendemain. À notre tour, nous faisons la promesse que les jours de l’existant sont comptés.
Dans notre révolte, nous développons une forme de jeu : nous expérimentons l’autonomie, la puissance et la force. Nous n’avons rien déboursé pour ces habits et nous payons très rarement pour notre nourriture. Nous volons sur nos lieux de travail et nous nous prostituons pour avoir de quoi vivre. Nous baisons en public et nous n’avons jamais joui si fort. Nous partageons nos conseils et escroqueries entre ragots et préliminaires. Nous avons pillés des lieux jusqu’à la moelle et partager le butin dans la joie. Nous détruisons des choses la nuit et nous marchons main dans la main en sautillant sur le chemin du retour. Nous faisons sans cesse grandir nos structures de soutien informel et nous serons toujours là les un.e.s pour les autres. Par nos gang-bangs, nos émeutes et nos hold-up, nous articulons la collectivité et l’approfondissement de ces ruptures.
De l’intimité criminelle, de la fabrication de mondes, et du devenir n’importe quoi
L’extase et l’électricité du crime sont indéniables. Nous avons ressenti une si douce montée d’adrénaline lorsque nous avons échappé aux vigiles et que nous nous sommes sucé la bite/le dicklit/le clito dans le bus. Et quelle plus grande sensation d’être en vie que celle d’un marteau qui brise la façade du capital de son poids. Le crime m’aide à sortir du lit chaque matin.
Nous, queers et autres insurgé.e.s, avons développé ce que les gens bien comme il faut pourraient appeler une intimité criminelle. Nous explorons la solidarité matérielle et affective entretenue parmi les bandits et les rebelles. Dans notre obstruction à la loi, nous avons illégalement découvert notre beauté réciproque. En dévoilant nos désirs à nos complices, nous avons appris à nous connaître bien plus intimement que la légalité ne pourrait jamais le permettre. Dans le désir, nous produisons le conflit. Et dans le conflit avec le capital, nous avons pu trouver une échappatoire à l’abrutissement de nos vies. Le discours de notre gang, c’est le conflit.
Le pouvoir réel exprimé dans nos crimes ne réside ni dans les dommages infligés à nos ennemi.e.s ni même dans les diverses améliorations de nos conditions matérielles (même si nous y prenons également plaisir). Le pouvoir que nous exprimons réside dans les différents empowerments et les relations que nous créons. Par le sexe et l’attaque – lorsque nous retirons nos masques et que nous partageons la même cachette pour notre pile de briques – nous étendons les possibilités de notre affinité. Par notre crime, nous créons de nouvelles relations dynamiques d’intimités criminelles. Par ces possibilités, nous apprenons comment nous pourrions, ensemble, réduire ce monde en cendres.
Nous devons nous efforcer de devenir des corps sans organes. Chacun.e de nous est un réservoir virtuel de tout ce que nous sommes capables de devenir – nos désirs, affects, puissance, manières d’agir et l’infinité de nos possibles. Afin d’incarner et d’activer ces possibilités, nous devons expérimenter comment nos corps interagissent avec d’autres. Ensemble, nous commettons des crimes afin de pouvoir dévoiler notre devenir criminel.
Nous ne proposons les mots « criminel » ou « queer » ni en tant qu’identités ni en tant que catégories. Criminalité. Queer. Voilà des outils pour se révolter contre l’identité et la catégorie. Voici nos lignes de fuite hors de toute contrainte. Nous sommes en conflit avec tout ce qui restreint le moindre désir. Nous devons n’importe quoi. Notre unique point commun, c’est notre haine de tout ce qui existe. Lorsqu’elle est commune, une telle révolte du désir ne peut jamais être intégrée à une forme étatique.
Dans les médias, les beaux-parleurs de droite invoquent l’imagerie d’une « guerre culturelle », menée entre la société civile d’un côté et les queers de l’autre. Nous rejetons ce modèle de guerre. Notre guerre est une guerre sociale. Le lien entre domination et société de classes est omniprésent. Pourtant les ruptures et les points de conflit sont également omniprésents. C’est au sein de ces fissures que nous existons dans la rébellion – nous, les queers, les criminels : peu importe.
Nos paroles obscènes et nos murmures nocturnes sont un langage secret. Notre langue de voleur.euse.s et d’amant.e.s est étrangère à cet ordre social, mais porte les notes les plus douces aux oreilles des rebelles. Ce langage révèle notre potentiel à fabriquer des mondes. Notre conflit est l’espace où nos nouveaux alter ego peuvent fleurir. Par l’organisation de notre univers secret sous le signe de l’abondance partagée et de la possibilité collective – explosive, nous construisons un monde nouveau fait d’émeutes, de gang-bangs, et de décadence.
Le vêtement des forçats est rayé rose et blanc. Si, commandé par mon cœur l’univers où je me complet, je l’élus, ai-je le pouvoir au moins d’y découvrir les nombreux sens que je veux : il existe donc un étroit rapport entre les fleurs et les bagnards. La fragilité, la délicatesse des premières sont de même nature que la brutale insensibilité des autres. Que j’aie à représenter un forçat – ou un criminel – je le parerai de tant de fleurs que lui même disparaissant sous elles en deviendra une autre, géante, nouvelle. Vers ce que l’on nomme le mal, par amour, j’ai poursuivi une aventure qui me conduisit en prison. S’ils ne sont pas toujours beaux, les hommes voués au mal possèdent les vertus viriles. D’eux-mêmes, ou par le choix fait pour eux d’un accident, ils s’enfoncent avec lucidité et sans plaintes dans un élément réprobateur, ignominieux, pareil à celui où, s’il est profond, l’amour précipite les êtres. Les jeux érotiques découvrent un mal innommable que révèle le langage nocturne des amants. Un tel langage ne s’écrit pas. On le chuchote la nuit à l’oreille, d’une voix rauque. À l’aube on l’oublie. Niant les vertus de votre monde, les criminels désespérément acceptent d’organiser un univers interdit. Ils acceptent d’y vivre. L’air est nauséabond : ils savent le respirer. Mais – les criminels sont loin de vous – comme dans l’amour ils s’écartent et m’écarte du monde et de ses lois. Le leur sent la sueur, le sperme et le sang. Enfin, à mon âme assoiffée et à mon corps, il propose le dévouement. C’est parce qu’il possède ces conditions d’érotisme que je m’acharnai dans le mal. […] Dans ce journal je ne veux pas dissimuler les autres raisons qui me firent voleur. […] Avec un soin maniaque, « un soin jaloux », je préparai mon aventure comme on dispose une couche, une chambre pour l’amour : j’ai bandé pour le crime.
Jean Genet, Journal du voleur, Gallimard, 1949, p.9-10
p.37-43