Il est indéniable que l’intensité et la surprenante longévité de cette révolte sont nées des moments d’expériences partagées, des formes d’entraide et de solidarité, de ce qu’on pourrait appeler des « communs » ingouvernables. Là où ne devaient régner que les eaux glacées de l’Economie avec leur lot de subordination, d’atomisation, de résignation et de silence, là où l’on n’aurait dû entendre que le bavardage des gens de pouvoir, des experts et des journalistes, des voix depuis longtemps écrasées se sont levées.
Rien d’étonnant à ce que les premières mesures de répression aient visé à détruire ces convivialités en expulsant les ronds-points, en détruisant les cabanes et en rendant impossibles les actions de blocage, autant d’expériences d’une puissance commune.
Face à des gilets jaunes récalcitrants, il s’en est suivi une répression d’une rare violence : Zineb Redouane tuée à Marseille par une grenade lancée par la police, des dizaines de mutilés, des centaines d’incarcérés et des milliers d’inculpations. Ajoutons à cela l’entreprise de propagande stupéfiante par sa hargne et son arrogance menée par des médias unanimes contre les révoltés, à de rares exceptions. Après l’insulte et le mépris, après la féroce répression, après de nouvelles mesures législatives d’exception, il s’agit maintenant de rendre acceptable l’intervention de l’armée dans le cadre de manifestations populaires. C’est-à-dire, ni plus ni moins, la possibilité de tirer sur la foule avec des armes à feu.
Emmanuel Macron, illuminé dans sa mission historique, est en train de procéder à une réorganisation des formes de gouvernement. Ce faisant, il prolonge un élan qui vient de loin et qui se déploie mondialement : l’extension des composantes fascistes du néolibéralisme. Contrairement au fascisme historique, ce projet global n’entend pas administrer la totalité du monde par l’Etat, mais bien par l’Economie, à laquelle doivent se subordonner toutes les institutions étatiques. Nous appelons ce projet de gouvernementalité : « libéral-fasciste ». Non plus, fondamentalement, étatisation mais économisation du monde et de la vie dans la volonté fanatisée d’enrôler dans son action tous les êtres, les choses et leurs milieux. Et de gérer ainsi par la contrainte et la violence tous les fuyards, tous ceux qui n’étant rien résistent à ce monde.
Au delà des mots, quelle différence notable entre l’Italie de Salvini et le règne de Macron ? L’un et l’autre, ne laissent-ils pas mourir des milliers de migrants dans la mer, quand ils ne les enferment pas en masse dans des centres de rétention, tout en criminalisant l’hospitalité ? Ne mènent-ils pas la même entreprise de destruction des derniers vestiges de la protection sociale et des services publics, de paupérisation des classes populaires, de destruction des solidarités ?
Mais cela n’est pas tout : nul ne peut plus faire mine d’ignorer que cette folle accélération du capitalisme à laquelle ils se dévouent conduit aussi à l’effondrement des milieux de vie, à l’empoisonnement de la terre, de l’eau et de l’air, à l’inévitable dérèglement climatique aux conséquences inédites.
Le vertige de cet enchaînement de catastrophes, déjà là et celles à venir, a ouvert la voie à de nouvelles perceptions et sensibilités dans notre rapport au monde. Elles se traduisent par un engagement de plus en plus massif, des ZAD aux marches climat. De plus en plus de militants écologistes délaissent les partis, devenus des champs de ruines dévolus à la mise en scène de carriérismes politiciens les plus caricaturaux, et cherchent ailleurs des réponses à la hauteur des défis qui nous sont posés.
Ce changement profond de sensibilité se traduit également par une attention renouvelée aux mots, à ce qu’ils exhibent et à ce qu’ils occultent. Ainsi, de plus en plus nombreux sont ceux qui refusent d’utiliser le mot d’« Anthropocène » pour désigner le ravage écologique qui ne fait que s’intensifier de décennie en décennie, comme si nous en étions tous également responsables, lui préférant celui de « Capitalocène ». Car il faut appeler par son nom l’action systématique et totalisante responsable du désastre : le capitalisme et ses formes de gouvernement.
Partout nous assistons à une profonde crise de la représentation politique, avec la révolte des gilets jaunes comme avec les nouveaux mouvements écologistes. Et cette crise a pour envers heureux l’émergence de nouvelles communautés de lutte, des expérimentations dans nos manières d’habiter le monde. Mais alors, la question qu’il faut poser est la suivante : peut-on sérieusement penser qu’il suffit de manifester pour le climat d’Opéra à Bastille, de lancer des pétitions, de « sensibiliser » nos gouvernants ? Peut-on longtemps encore tourner le dos à d’autres formes de révolte qui subissent la brutale violence de l’Etat ? Peut-on juste désirer d’être un peu mieux gouvernés ?
Certains animateurs des marches climats lancées à l’automne, l’admettent désormais : « ils se sont plantés ». Et se retrouvent quelques jours après en garde-à-vue comme de vulgaires gilets jaunes. Trop inoffensives politiquement, cherchant à tout prix le plus vague dénominateur commun plutôt que l’inventivité stratégique, formulant des doléances à l’attention du pouvoir plutôt que la remise en cause des institutions. Déjà des collectifs écologistes nous annoncent qu’il est temps d’entrer en rébellion...
Il est certainement nécessaire d’affirmer des formes de vie communes, d’entraide, de partage. Il est nécessaire d’expérimenter de nouvelles solidarités et de nouvelles formes d’hospitalité. Et il est nécessaire de prendre soin de nos manières d’être en relation avec le monde. Mais ces affirmations ne sont-elles pas, dans le même mouvement, la négation des impératifs de l’Economie ? Comment être « écologiste » et ne pas affronter ceux qui en son nom prétendent nous gouverner ?
Il est urgent de créer des alliances contre le désastre dont Macron porte provisoirement le nom.
Nous appelons à participer à la rencontre avec des organisations écologistes et des gilets jaunes qui se tiendra le 24 avril, à partir de 19h, à la bourse du travail au 3 rue Château d’Eau, à Paris.
Par ailleurs, des appels ont été lancés pour que le 4 mai soit une journée de réoccupation des ronds-points, des rues et des places autour des banquets partagés avec les gilets jaunes, auxquels les militants écologistes devraient aussi se joindre.
Des écolos jaunes.