Blocage intempestif de rues, protection permanente de l’anonymat, brouillage de pistes électroniques : les leaders contestataires qui militent pour obtenir le retrait définitif du projet sur les extraditions vers la Chine incarnent une révolte sans répit et sans visage.
Fluides, mobiles, imprévisibles et coordonnés, les manifestants à Hongkong modifient leur modus operandi pour maintenir la pression et obtenir le retrait définitif du projet sur les extraditions vers la Chine. Mais aucun meneur n’émerge de ce mouvement participatif, porté par l’expérience de la vieille garde pro-démocratique et l’ingéniosité de jeunes formations plus radicales. C’est une révolte sans visage.
Lunettes en plastique, masques anti-pollution, casque de chantier et tee-shirts noirs, tous protègent leur anonymat lors des rassemblements non autorisés pour exiger le retrait du projet d’extradition vers la Chine. Ils prennent soin aussi de brouiller les pistes : pas de carte électronique, pas de téléphone, pas de localisation GPS activée. Certains utilisent plusieurs portables, plusieurs cartes SIM et même des VPN.
Applications chiffrées
« Soyez vigilants, ne postez aucune photo qui permettrait d’identifier certains d’entre nous », rappellent des messages postés sur Facebook. « Je communique sur les dangers de la loi, mais ne mentionne jamais où je me trouve ni si je participe à des actions », raconte une étudiante « terrifiée à l’idée que Hongkong puisse finir comme le Xinjiang », théâtre d’une répression féroce de Pékin contre les Ouïghours. Les manifestants jouissent en théorie de la liberté d’expression, mais ils ont pris conscience que ces outils technologiques pouvaient constituer des armes à double tranchant à l’heure de l’envahissante technologie de surveillance en Chine et du virage « intelligent » pris aussi par l’ex-colonie britannique. C’est donc dans des groupes fermés en ligne ou des applications chiffrées que les manifestants se coordonnent.
Et si Hongkong entretient une longue tradition de contestation civile, l’expérience de 2014 a révélé, outre l’inefficacité des mobilisations classiques de rue, les risques encourus : 1 000 arrestations et jusqu’à 16 mois de prison ferme pour les meneurs du mouvement des Parapluies. « C’est trop dangereux, personne ne doit plus être meneur, pour éviter la prison et éviter aussi que quiconque prenne en otage nos revendications ou soit forcé de négocier sous la table avec les autorités », explique un manifestant.
L’art de la litote
Les opposants redoublent donc d’ingéniosité et de prudence pour leur désobéissance civile. Du blocage d’une autoroute urbaine aux coups d’éclat dans le métro, « rien n’est laissé au hasard ». « Chaque coup est pensé, chaque mouvement est calculé, chaque mise en scène élaborée, et toujours à la limite de la légalité parce qu’on a pris conseil auprès d’avocats », explique un responsable politique sous couvert d’anonymat. Ils développent les messages codés et l’art de la litote : « On n’appelle pas directement à manifester dans le métro, explique un opposant. On dit "profitez de l’air conditionné dans le métro" ou "surtout ne bloquez pas les portes du métro". »
Terminé aussi les rassemblements massifs. Vendredi, ce sont des petits groupes de plusieurs centaines de personnes qui ont marché vers une cible, en l’occurrence le QG de la police, avant qu’une seconde vague de manifestants ne vienne sécuriser le point qui venait d’être pris. Le siège pouvait commencer.
Autour d’eux, des centaines de manifestants, qui se tiennent en temps normal éloignés de la politique, s’attribuent spontanément des rôles divers : alors que des groupes sont en train de bloquer des grosses artères, deux étudiants sécurisent d’eux-mêmes une ruelle menant à un parking pour « ne pas pénaliser ceux garés là et qui paient à l’heure ». Ailleurs, d’autres bienveillants distribuent des bouteilles d’eau et les coordonnées d’avocats en cas d’arrestation. Certains nettoient les rues après les actions, d’autres s’improvisent gardiens de denrées données par des passants, et d’autres encore montent des équipes de premiers secours, avec talkie-walkie et gilets fluorescents sur le dos, achetés « par nous-mêmes », disent-ils.
Marches historiques
« Il n’y a pas de meneur établi. C’est la réalité de ce mouvement social, comme l’est celui des gilets jaunes en France », assure Eddie Chu, député pro-démocrate. Un mouvement d’autant plus surprenant que l’apathie régnait depuis trois ans, les gens se désespérant d’un système politique vicié avec un chef de l’exécutif désigné par Pékin et où seule la moitié des députés sont élus au suffrage universel direct. L’opposition était elle aussi sonnée, divisée entre les démocrates chevronnés et la faction localiste partisane de l’indépendance ou de plus d’autonomie pour Hongkong, et cible de la répression de Pékin.
Pourtant, cette opposition est parvenue à mobiliser et à s’unir depuis des semaines. Le Front civil des droits de l’homme, regroupement de partis et organisations démocratiques, assure un rôle de mobilisation et de soutien, en particulier lors des marches historiques des 9 et 16 juin qui ont rassemblé plus d’un million de personnes et permis de récolter plus d’un million d’euros de donations. A leurs côtés, des factions plus jeunes, aux revendications plus radicales (autodétermination, indépendance, suffrage universel) sont plutôt en charge des lignes de front.
Le suffrage universel, l’autodétermination ou l’indépendance « ne sont pas des demandes ouvertes. On fait très attention cette fois-ci. Il ne faut pas réduire nos soutiens si on veut atteindre notre but : retrait du texte, libération de la quarantaine de manifestants arrêtés et abandon des poursuites contre eux », affirme Eddie Chu.
« Il y a comme un consensus tacite », et c’est sans doute aussi ce qui fait la force du mouvement, poursuit le député. Cette compréhension mutuelle, qui a mis de côté les clivages politiques pour maintenir l’unité, pourrait se révéler précieuse lorsque Pékin, passé la surprise du revers infligé par la rue de Hongkong, tentera à nouveau de reprendre le contrôle des affaires de sa région semi-autonome.