« La balance ! » L’injure prisée des voyous est le titre d’un tract du syndicat de police Synergie officiers. Et l’homme qu’on accuse d’avoir trop parlé est un colonel de gendarmerie, Michaël Di Meo, qui a imprudemment répondu aux questions de BFM, dans un long format diffusé le 8 avril, « Police, au cœur du chaos ».
Le militaire, diplômé de l’École militaire interarmes (EMIA) et chef d’un groupement de gendarmerie mobile de Maisons-Alfort, ne révélait aucun secret. Invité à commenter les images de l’intervention des CRS dans le Burger King de l’avenue de Wagram, le 1erdécembre à Paris, il lâche, après un temps d’hésitation : « C’est de la violence policière, oui. » « Malheureusement, quand les manifestants parlent de violences policières, quand je vois ça, je suis obligé d’aller dans leur sens », appuie-t-il au sujet de cette scène.
Difficile de dire autre chose : les coups de matraques pleuvent sur des manifestants au sol. « Triquez-moi tout ça ! » aurait lancé le chef d’unité à ses hommes.
Mais pour les syndicalistes de Synergie – la branche officiers d’Alliance –, « on ne connaît pas le contexte » de l’intervention des policiers et « de nombreuses fake news circulent sur des prétendues violences policières ». Synergie ne se contente pas de dénoncer une prétendue « balance », il demande au ministre de l’intérieur de « condamner ces propos et de rappeler à l’ordre la gendarmerie, qui n’est pas la directrice de conscience des policiers ».
« “Violences policières” suggère un système, sciemment organisé. C’est évidemment faux, a réagi le directeur général de la Police nationale, Éric Morvan. S’il y a faute ou manquement à la déontologie, justice et inspections interviennent et sanctionnent. J’appelle certains commentateurs, fussent-ils gendarmes, à respecter le temps des enquêtes. »
« Depuis que le colonel Di Meo a fait sa déclaration, on ne le voit plus sur la place parisienne, déplore un gradé de la gendarmerie. Alors que sa déclaration se voulait objective. C’était le constat de tout honnête citoyen, et en l’occurrence d’un spécialiste du maintien de l’ordre. »
Mais le rappel au respect du temps des enquêtes n’est pas valable pour tous. Ainsi Yves Lefebvre, le patron du syndicat Unité SGP-FO – premier syndicat représentatif avec 34 % des voix aux élections professionnelles –, a justifié qu’un CRS lance un pavé sur les manifestants, le 1er mai, au titre de la « légitime défense ». « Quand on n’a plus d’autre moyen de se défendre, on est dans une réaction immédiate », a-t-il commenté.
Si le lanceur de balles de défense est « défaillant », « s’il n’y a plus de grenades », « c’est l’état de nécessité qui fait loi », a commenté l’un de ses adjoints. « En clair, si le groupe manquait de moyens, les pavés peuvent être un recours. »
Ainsi, le secrétaire général d’Alliance – second syndicat représentatif avec 31 % des voix – a jugé normal que les policiers aient mis un sac sur la tête du jeune Khaïs, injustement interpellé à Bobigny, et ce « pour le protéger ». Gifles, matraque dans le pantalon, tabassages, les fautes déontologiques les plus évidentes sont aussitôt justifiées, expliquées, « contextualisées » par les syndicats.
La crise des « gilets jaunes » et le maintien d’un fort niveau de confrontation des manifestants avec les forces de l’ordre ont conduit le ministre de l’intérieur Christophe Castaner et son secrétaire d’État Laurent Nuñez à opter pour l’escalade, dès le 8 décembre, et à durcir progressivement la doctrine du maintien de l’ordre en injectant des unités mobiles dans les dispositifs de sécurité, des forces de lutte anticriminalité qui ont fait un usage massif du LBD face aux manifestants.
Cette fuite en avant, largement cautionnée par les syndicats représentatifs, a provoqué de nombreux blessés, souvent imputables aux unités mobiles qui ont utilisé à elles seules 80 % des munitions tirées durant les trois premiers mois de la crise.
Solidaires du ministre, les syndicats ont tous choisi une ligne dure, défendant l’usage du LBD et plus récemment les instructions d’opérations musclées de dispersion en allant au contact des manifestants. Mediapart a compulsé les tracts de ces organisations mobilisées, tels des ultra-flics, aux côtés du ministre.
Les policiers – représentés en Superman – sont « toujours accusés » et ont besoin d’un « soutien inconditionnel ». C’est en tout cas la conviction des syndicalistes de SGP-FO, qui estiment qu’il faut « les soutenir » et « non les juger ». Le secrétaire général d’Alliance Police, Frédéric Lagache, est sur la même ligne. Il soutient la « violence légitime » de l’État et des policiers face à la « violence illégitime » des gilets jaunes.
Et certains comportements policiers « peuvent se comprendre ». « Quand Zidane fout un coup de tête, tout le monde le comprend, explique Frédéric Lagache. Quand Neymar donne une claque, tout le monde s’en fout. Tout le monde a le droit de craquer sauf nous… ! »
Mais « craquer » n’est pas réglementaire ni légal lorsqu’on est policier. Certaines images de passage à tabac ou de charge sur la foule ont heurté, y compris les spécialistes du maintien de l’ordre. « Il y a un laisser-faire de la hiérarchie, analyse l’un d’eux. On ne peut pas justifier qu’il n’y ait aucun recadrage. » Or, comme on le sait, les enquêtes confiées à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) – officiellement 227 – n’ont encore donné lieu à aucune suite judiciaire, en dépit de la clôture d’une vingtaine d’investigations.
Les responsables syndicaux policiers savent aussi relativiser les blessures occasionnées aux manifestants. Invité à commenter l’accident survenu au gilet jaune qui a eu la main arrachée, le 9 février, devant l’Assemble nationale, Yves Lefebvre, secrétaire général d’Unité SGP FO, conclut : « Je vais être très cru, mais c’est bien fait pour sa gueule », après avoir expliqué que le jeune manifestant « cherchait sa perte » en se penchant sur la grenade. « Il y a eu des personnes éborgnées, mais sur combien de tirs ? justifie Frédéric Lagache. Et puis il y a des sommations. Quand les manifestations sont interdites, il ne faut pas rester là. »
Les syndicats saluent parfois certaines actions policières. C’est le cas de l’UNSA Police – arrivé 3e aux élections avec 15 % des voix –, qui félicite ses collègues d’une compagnie d’intervention pour l’interpellation « professionnelle » d’un black bloc qui a mis le feu à un véhicule Vigipirate, le 9 février.
« Des clowns au Parlement européen condamnent l’usage du LBD » accuse Synergie
Tandis que sur les tracts de SGP-FO, un policier bombe toujours le torse face aux manifestants haineux, Synergie dénonce les « hordes de sauvages excités » et leurs « adorateurs mélenchonistes », habitués à dénoncer des « violences policières imaginaires ». Dans les cortèges des gilets jaunes, parfois hantés par les blessures infligées à certains manifestants, la haine anti-flics grandit, et les slogans s’en ressentent.
La vague de suicides qui frappe les policiers est exploitée jusqu’à « l’intolérable » aux yeux des syndicats : après « Ne vous suicidez pas, rejoignez nous », un groupe de manifestants parisiens entonne un « Suicidez-vous ! » qui ne passe pas. SGP-FO exige du ministre que « tout soit mis en œuvre pour rechercher les auteurs de ces slogans intolérables, et qu’ils soient lourdement condamnés ».
Car les syndicats policiers, qui veulent qu’on ne juge pas les policiers, demandent à la justice d’être sévère pour les gilets jaunes. Alliance se plaint ainsi de la condamnation « pas si ferme que ça » prononcée contre Christophe Dettinger, le manifestant boxeur qui a fait reculer à coups de poings un groupe de gendarmes sur la passerelle Léopold-Sédar-Senghor, le 5 janvier. « Un an ferme, mais aménageable pour le boxeur de gendarmes, la justice prendrait-elle des gants ? » s’interroge le syndicat. « La justice ne prend pas en compte les circonstances aggravantes qui auraient pu le conduire jusqu’à sept ans en prison », s’indigne Alliance.
Dès la diffusion des images des affrontements sur la passerelle, c’est le Syndicat des commissaires de la Police nationale (SCPN) qui était intervenu pour signaler l’incident sur Twitter : « Cet individu, ce voyou, ce délinquant doit être interpellé et traduit devant la justice. Ses complices aussi. » Et peu après pour le dénoncer : « Monsieur, vous qui avez frappé un collègue à terre, vous êtes identifié. Pour un boxeur, vous ne respectez apparemment pas beaucoup de règles. Nous allons vous apprendre celles du code pénal. » Dans un autre tweet, le SCPN prétendra aussi mettre un point final à la carrière de Dettinger : « Pour la boxe, votre carrière est aussi terminée, vous n’avez pas les valeurs requises. »
Le syndicat des commissaires justifie aussi l’action musclée des forces de l’ordre le 1er mai. « Les forces de l’ordre sont là pour assurer la sécurité des manifestants, des personnes et des biens. Pour y parvenir et vu les exactions commises, elles doivent aussi disperser les groupes à risques, et si possible interpeller. »
Et lorsque les journalistes se plaignent de brutalités policières, le SCPN leur rappelle que « journaliste est une profession, pas un passe-droit » : « Lorsqu’il y a des périmètres interdits, des ordres de dispersion ou des manœuvres des #FDO, les journalistes sont soumis au droit commun, comme tout citoyen. »
Comme les autres, le syndicat Alternative Police CFDT (le plus petit des syndicats représentatifs avec 9 % des voix) a applaudi le dernier virage sécuritaire de Christophe Castaner : « L’arrivée de Didier Lallement [à la tête de la préfecture de police de Paris], bien connu par les syndicats de police pour ses passages antérieurs au sein du ministère de l’intérieur, est à saluer. » Le syndicat « ne doute pas » que le nouveau préfet « saura insuffler une nouvelle ère » au sein de la préfecture de police. « Arrêtés d’interdiction de manifester, marquage synthétique, action et interpellation immédiate par la transformation des détachements d’action rapide en unités mobiles anticasseurs, maintien de l’usage du LBD 40 avec les munitions appropriées et commandement unique dans la coordination du maintien de l’ordre entre les différents services sont autant de messages de fermeté que nous attendions », fait savoir la CFDT.
Avec des syndicats représentatifs aussi musclés, l’extrême droite traditionnellement représentée par la FPIP est réduite à la portion congrue : la FPIP, 1 % des voix, vient d’ailleurs de fusionner avec la CFTC Impact Police, et France Police Policiers en colère, animé par un ancien conseiller police et élu du Rassemblement national, Michel Thooris, a fait 3 % aux élections.
Le maintien du LBD dans l’arsenal du maintien de l’ordre a été une bataille commune aux quatre syndicats représentatifs – Unité SGP-FO, Alliance, UNSA et Alternative Police CFDT. Et ce malgré les nombreux blessés que cette arme a provoqués et l’usage massif et inconsidéré qui a en été fait, avec 14 500 balles en caoutchouc tirées en deux mois et demi. « Il est impensable en l’état de se passer des armes de force intermédiaire » a soutenu l’UNSA Police, qui s’est toutefois opposée à l’interdiction administrative de manifester. Apparue, fin janvier, sous la pression de l’opinion publique, l’idée de faire porter une caméra piéton aux tireurs est considérée par Alliance comme une mesure vexatoire et stigmatisante.
Certains syndicats prennent aussi pour cibles les parlementaires européens après l’adoption d’une motion condamnant « le recours à des interventions violentes et disproportionnées » par les autorités publiques « lors de protestations et de manifestations pacifiques ». « Des clowns au Parlement européen condamnent l’usage du LBD », accuse Synergie. « Envisagent-ils de doter les forces de l’ordre de bouquets de roses pour rétablir et maintenir l’ordre public ? » s’interroge Unité SGP-FO. Seule la CGT-Police (minoritaire, avec 2 % des voix) est intervenue pour soutenir devant le tribunal administratif et le Conseil d’État la demande d’interdiction de cette arme déposée par la CGT et la Ligue des droits de l’homme.
Le défenseur des droits n’est pas épargné par les flèches de la police. Alliance dénonce son « rapport au vitriol ». Synergie s’en prend à « la tyrannie de son altesse sénilissime [sic] Défenseur des droits » qui « par sa campagne de dénigrement et de diffamation a tétanisé des autorités qui ont dépouillé les policiers de toutes consignes et de tout moyen d’intervention adéquat ».
Un porte-parole d’Alliance agite le spectre d’une interdiction du LBD : « Si on n’a pas les armes intermédiaires de défense, qu’est-ce qui va rester ? Le corps-à-corps ? Est-ce qu’on est prêts à voir des images d’affrontements au corps-à-corps dans les rues de Paris ou en province ? Et, plus grave, l’utilisation d’une arme létale ? »
Après avoir défendu le LBD, exigé et obtenu la remise en dotation d’une munition plus puissante, les syndicats policiers défendent unanimement la doctrine de dispersion des manifestants. « Personne ne remet en cause les nouvelles Brigades de répression de l’action violente (BRAV), les unités anti-casseurs, signale un responsable de la CGT Police. Elles visent pourtant à retirer le maintien de l’ordre aux unités spécialisées. Par ailleurs, elles s’appuient en bonne partie sur du volontariat. Et ce type de volontariat n’attire pas des flics progressistes… mais plutôt des flics qui ont envie de se taper du manifestant. »
Rare voix discordante dans le paysage, le syndicat VIGI Police, qui a déposé plainte en juillet 2018 dans l’affaire Benalla – notamment pour les faits d’usurpation de fonction et usurpation de signe réservé à l’autorité publique –, a réclamé récemment la démission du ministre « après la fake news sur la Pitié-Salpêtrière ».
Mais le secrétaire général de VIGI – qui a quitté la sphère cégétiste l’an dernier et a fait 0,4 % des voix – est visé par une procédure disciplinaire sur le contenu d’une série de tracts trop virulents… défavorables à la hiérarchie policière.