Un lieu où auparavant ils n’avaient droit qu’à aller lécher les vitrines, sauf pendant le marché de Noël, organisé par les forains, quand ils pouvaient aller s’y promener et voir les lumières de « la plus belle avenue du monde », manger un kebab ou une choucroute pas chers, et penser qu’eux aussi pouvaient profiter de la belle vie.
Je suis atterré d’avoir vu Michel Wieviorka, Irène Théry, Dominique Méda, Luc Boltanski et d’autres collègues jouer les faire-valoir de la légitimité de ce débat bidon. Un « Grand débat » censé faire démocratie face aux revendications des gilets jaunes qui réclament une démocratie directe, l’horizontalité, l’égalité de parole et de dignité. Un « Grand débat » organisé par le haut, où le Président-Monarque répond pendant sept heures à ses interlocuteurs triés sur le volet : fondamentalement des élus municipaux, départementaux, régionaux, plus des retraités à qui on donne la possibilité de décrocher de leur série télé pour aller voir et écouter Le Président, espérant lui serrer la main. Un débat tournant au monologue du monarque-énarque, expliquant à un public soumis et dévoué les raisons de sa politique.
Comme dans tout ce « Grand débat » d’enfumage, le résultat a été à côté de la plaque. Alors que depuis quatre mois des millions de personnes (des centaines de milliers actives dans la rue et sur les ronds-points) crient au Président et au Gouvernement qu’ils n’en peuvent plus d’une vie de merde, de bosser comme des malades pour des salaires de misère, de gaspiller leur argent et leur temps sur la route, de ne pas pouvoir partir en vacances, les intellectuels convoqués se sont dérobés à leur devoir critique. Bien sûr, certains ont critiqué la politique universitaire et de recherche du Gouvernement, questionné le Président sur ses grands choix stratégiques en matière fiscale, territoriale, économique, tout en restant bien sages, assis à leur poste, en attendant leur tour de parole donné par le Président. Pour une fois, les Professeurs d’Université se retrouvaient à la place des étudiants, en attendant d’être interrogés après la leçon donnée par le Prof-Président.
Certains ont avancés leurs analyses, souvent pertinentes, sur les fractures sociales, raciales, territoriales, numériques, dans l’espoir d’avoir l’oreille du Président, d’influencer les décisions de l’exécutif, d’avoir le sentiment de pouvoir orienter la politique de l’Etat, et au passage satisfaire leur ego. Mais ils sont tous restés bien respectueux, voire obséquieux face au Monarque qui depuis quatre mois est conspué par le Peuple en colère dans la rue. Une suggestion par-ci, une évaluation par-là, en attendant de rentrer chez soi avec le sentiment d’avoir influencé le cours de la décision présidentielle et donc de l’histoire.
Je vous plains, chers Collègues, que je connais, pour certains, depuis des décennies, d’avoir accepté de jouer au jeu de sauver le soldat Macron, perdu sur le front de la confrontation sociale. Deux jours après que BFM (dans un impair hors-pair) faisait voir les Champs Elysées saccagés et « en même temps » Macron tout souriant faire du ski à la Mongie, vous avez accepté de participer à ce simulacre de débat. C’était déjà grave comme ça, mais au lieu d’apporter des critiques sur les réponses du Pouvoir aux revendications claires et simples des gilets jaunes, vous en avaient rajouté pour faire de la confusion, pour noyer le poisson dans l’eau, et finalement dénigrer les hommes et les femmes en gilet jaune, qui depuis des mois luttent, débattent, réfléchissent et s’expriment publiquement, pour qui veut bien les entendre-droite-toute.
Intellectuels connus pour leurs analyses critiques du système, de la domination et des mécanismes du Pouvoir, vous avez accepté de servir de chiens de garde du Pouvoir aux couleurs soc-dém-droite-toute. Ce qui correspond aux discours, à l’action et finalement à la position sociale à défendre. Parce-que, même si vous pouvez avoir fait des recherches et analyses approfondies sur les mouvements sociaux, sur la violence politique, sur les révoltes et révolutions, vous êtes, sauf exception, des bourgeois, qui au bout du compte finissent par défendre leur classe et leurs privilèges. Une certaine forme d’inconscient dissociatif, de séparation entre l’objet d’étude et le sujet agissant sous vos propres yeux. Vous prônez la mise à distance de l’objet d’études, la neutralité épistémologique, mais c’est des sujets sociaux agissants et pensants que vous vous éloignez.
Le jour d’avant, dimanche soir 17 mars, j’avais été sidéré d’entendre Esther Benbassa, sur BFM, demander à l’Etat la tête des ’casseurs’, selon elle étrangers au mouvement des gilets jaunes, infiltrés dans les manifs et laissés agir impunément par l’Etat et la Préfecture de Police de Paris, afin de discréditer le mouvement. Comme si les dizaines de milliers de personnes présentes le samedi 16 mars 2019 sur les Champs Elysées et dans les ’beaux quartiers’ parisiens n’étaient pas solidaires de ceux qui avaient le courage d’y aller à l’affrontement, de mettre en danger leur corps et leur liberté pour défendre une cause commune.
J’étais doublement effrayé, ensuite, par les commentaires sur le plateau télé du député LAREM des Côtes d’Armor, Hervé Berville : un discours ultra-répressif, liberticide des droits fondamentaux, porté par un élu des ’minorités visibles’ (comme on dit en politiquement correct), envoyé au front pour défendre l’homme blanc, riche et puissant. Une instrumentalisation indigne et finalement raciste de la part de la com du Pouvoir.
Je me demande quelle est cette maudite maladie d’intellectuels, de toute discipline en sciences sociales, qui se pose un frein à la réflexion dès que cela touche à l’interdit, au respect de la loi, à la défense de la ’Police républicaine’. Si Esther Benbassa, connue pour défendre les Palestiniens qui combattent avec des pierres, des cerfs-volants enflammés et des lance-roquettes, une puissance nucléaire, qui défend les migrants, les pauvres, les fumeurs de cannabis, les défenseurs de l’écologie et tant d’autres justes causes, si la sénatrice et professeure engagée ne comprend pas qui sont ’les casseurs’, il ne restera plus personne au sein des Institutions pour comprendre la souffrance, la révolte et la rage exprimées par le saccage des vitrines de banques, d’assurances, de boutiques et de voitures de luxe.
Alors qu’au commencement du mouvement des gilets jaunes toutes les oppositions parlementaires regardaient avec complaisance et commisération cette révolte des ’gueux’, des « classes laborieuses » selon Macron, que les médias officiels essayaient de comprendre ce mouvement populaire d’un genre nouveau et disruptif, les portes de la perception se sont ensuite refermées, bloquées par l’irruption de la résistance violente aux violences subies. Des fachos à la droite classique, dont les fondamentaux sont l’ordre et la discipline, aux Partis moribonds de la gauche traditionnelle, la complaisance a laissé la place au mépris et à l’hostilité ouverte. Les gilets jaunes ne sont presque plus invités sur les plateaux télé, tous les Partis du Parlement sont unanimes pour condamner les violences des manifestants, alors que les violences policières ne sont condamnées que par des bonnes âmes humanitaires, mais seulement quand elles touchent des ’victimes innocentes’. Les violences policières qui s’exercent depuis quatre mois sur les gilets jaunes, et qui s’exercent de la même manière au quotidien depuis des années contre le peuple discriminé et racisé confiné dans les banlieues, sont toujours couvertes et justifiées par la lutte contre « les casseurs, les méchants, les criminels, les dealers ». Mais pourquoi, en droits humains, la violence policière serait légitime ? Un mort est un mort, un blessé un blessé, une souffrance une souffrance, peu importe la main qui la donne et son statut : jusqu’à quand ce principe de droit universel ne sera pas inscrit et appliqué dans la loi, tout débat sur la violence est faussé.
Alors : qui sont ’les casseurs’ ? Au-delà de l’instrumentalisation politique, dans laquelle tant d’intellectuels, pour ne pas parler des journalistes, sont tombés, il suffit de regarder le profil des milliers de gilets jaunes arrêtés, des centaines de condamnés, des dizaines de blessés et mutilés, il suffit de visionner les images des affrontements avec la Police, des barricades et des saccages, où l’on voit plein de gilets jaunes (pas seulement Christophe Dettinger) agir mains nues et à visage découvert, pour comprendre que ’la casse’ n’est que l’expression d’une violence subie qu’à un certain moment on trouve insupportable et donne le courage de se révolter.
« Qu’est-ce que le casse d’une banque face à la fondation d’une banque ? » (Berthold Brecht)
Alessandro Stella
Historien-anthropologue
Directeur de Recherche
CNRS/EHESS