Derrière le capitalisme, n’oublions pas la civilisation et ses structures matérielles et idéologiques

Il est vain de critiquer le capitalisme si on ne s’attaque pas à tout ce qui le sous-tend

lundi 4 janvier 2021, par Camille Pierrette.

Il devient de plus en plus évident pour tout personne un peu honnête que le capitalisme, quelle que soit sa forme, est un fléau, un désastre irréformable.
Mais comprend-on que le capitalisme est le fruit (bien) pourri d’un système de culture, d’une civilisation, bien plus ancienne, dont les principes directeurs délétères sont toujours les mêmes, et qui ont trouvé avec l’économie capitaliste, l’Etat moderne, les applications technologiques de la science et les énergies fossiles une opportunité pour développer son potentiel écocidaire et antisocial dans les grandes largeurs ?

Derrière le capitalisme, n’oublions pas la civilisation et ses structures matérielles et idéologiques
Il est vain de critiquer le capitalisme si on ne s’attaque pas à tout ce qui le sous-tend

AU-DELÀ DU CAPITALISME, LA CIVILISATION

Jacques Ellul soutenait qu’il « est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine ». Je pense qu’il avait raison, mais pas de la manière qu’il l’entendait. Sa remarque est juste si on considère que le mot machine désigne aussi — et surtout — cette « machine archétypique, formée d’éléments humains », que décrivait Lewis Mumford dans son livre Le Mythe de la machine :
« L’étude de l’époque des pyramides que je fis pour me préparer à la rédaction de La Cité à travers l’histoire me révéla de manière inattendue qu’il existait un étroit parallélisme entre les premières civilisations autoritaires du Proche-Orient et la nôtre propre, bien que la plupart de nos contemporains continuent de considérer la technologie moderne, non seulement comme le sommet du développement intellectuel de l’homme, mais comme un phénomène entièrement neuf. Au contraire, je m’aperçus que ce que les économistes ont récemment nommé l’Age de la machine ou l’Age de la puissance avait son origine, non dans la prétendue révolution industrielle du XVIIIe siècle, mais au tout début dans l’organisation d’une machine archétypique, formée d’éléments humains. »

Cette machine — Mumford parle aussi de « mégamachine » — constituant, selon ses termes, la première « technique autoritaire », apparut « à peu près au quatrième millénaire avant notre ère, dans une nouvelle configuration d’invention technique, d’observation scientifique et de contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge. Sous la nouvelle institution de la royauté, des activités auparavant disséminées, diversifiées, à la mesure de l’homme, furent rassemblées à une échelle monumentale dans une sorte de nouvelle organisation de masse à la fois théologique et technique. Dans la personne d’un monarque absolu, dont la parole avait force de loi, les puissances cosmiques descendirent sur terre, mobilisèrent et unifièrent les efforts de milliers d’hommes, jusqu’alors bien trop autonomes et indépendants pour accorder volontairement leurs actions à des fins situées au-delà de l’horizon du village. »

La destruction systématique, institutionnalisée, de la planète, débute avec l’avènement de cette « technique autoritaire » dont parle Mumford, c’est-à-dire de la civilisation — pas avec le capitalisme. Toutes les civilisations détruisent leur environnement. Du croissant plus très fertile de Mésopotamie au bassin méditerranéen presque intégralement déboisé, l’expansion des civilisations — ou de la civilisation — fut — et est encore — immanquablement synonyme de dévastations écologiques évidentes. Pour prendre un autre exemple, en Asie, comme le notent les universitaires Jin-qi Fang et Zhiren Xie, « le plateau de Lœss, berceau de la civilisation chinoise, était recouvert d’arbres et de plantes jusqu’à l’avènement de la dynastie Han (206 av. J.-C.), et fut en grande partie transformé en zone aride après la destruction à long terme de la végétation induite principalement par les activités humaines et secondairement par un changement climatique ». La pratique de civilisation la plus destructrice de l’environnement, qui est aussi la pratique la plus vitale de la civilisation, est souvent l’agriculture (c’est pourquoi le permaculteur états-unien Toby Hemenway considérait que l’expression « agriculture soutenable » est un oxymore).

C’est aussi avec la civilisation que s’institutionnalisent, toujours selon les mots de Mumford, « le travail forcé et l’esclavage, qui engendrèrent des machines capables de fournir des milliers de chevaux-vapeur plusieurs siècles avant l’invention du harnais pour les chevaux ou de la roue. Des inventions et des découvertes scientifiques d’un ordre élevé inspiraient cette technique centralisée : la trace écrite grâce aux rapports et aux archives, les mathématiques et l’astronomie, l’irrigation et la canalisation ; et surtout la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables, standardisées et spécialisées – l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie. Les armées de travailleurs et les troupes haussèrent les réalisations humaines à des niveaux jusqu’alors inimaginables, dans la construction à grande échelle pour les premières et dans la destruction en masse pour les secondes. »

« Sur le plan économique », remarque-t-il dans son livre Les Transformations de l’homme, « l’ordre nouveau s’est appuyé dans une large mesure sur l’exploitation violente imposée aux cultivateurs et aux artisans par une minorité armée et toujours menaçante : intrus itinérants ou seigneurs locaux fortement retranchés. Car la civilisation a entraîné l’assimilation de la vie humaine à la propriété et au pouvoir : en fait, la propriété et le pouvoir ont pris le pas sur la vie. Le travail a cessé d’être une tâche accomplie en commun ; il s’est dégradé pour devenir une marchandise achetée et vendue sur le marché : même les “services” sexuels ont pu être acquis. Cette subordination systématique de la vie à ses agents mécaniques et juridiques est aussi vieille que la civilisation et hante encore toute société existante : au fond, les bienfaits de la civilisation ont été pour une large part acquis et préservé — et là est la contradiction suprême — par l’usage de la contrainte et l’embrigadement méthodiques, soutenus par un déchaînement de violence. En ce sens, la civilisation n’est qu’un long affront à la dignité humaine. […]
Esclavage, travail obligatoire, embrigadement social, exploitation économique et guerre organisée : tel est l’aspect le plus sinistre des “progrès de la civilisation”. Sous des formes renouvelées, cet aspect de négation de la vie et de répression est encore bien présent aujourd’hui. »

Dans cette perspective, le capitalisme est simplement la forme contemporaine de la « mégamachine », de la civilisation.

(post de Nicolas Casaux)

Derrière le capitalisme, n’oublions pas la civilisation et ses structures matérielles et idéologiques
Il est vain de critiquer le capitalisme si on ne s’attaque pas à tout ce qui le sous-tend

- Des développements et compléments sur :

- Avec ces analyses, on comprend vite que :

  1. La lutte pour du capitalisme dit « vert » est une impasse dangereuse
  2. La lutte pour une relance économique type « green new deal » planifiée est une impasse également, il faudrait en finir avec les mythes de solutions technologiques, de progrès, de solutions par les énergies renouvelables, de développement durable, de transition écologique...
  3. La lutte contre les formes les plus caricaturales du capitalisme (ultra-libéralisme, Amazon, finance débridée...) est un dérivatif
  4. La lutte pour du « social-chauvinisme » est un piège
  5. La lutte pour du capitalisme local est très très insuffisante
  6. La lutte pour des résiliences socio-écologiques locales soutenables et vivables ne fonctionne pas seule, il faudrait parallèlement une lutte contre la civilisation industrielle
  7. La lutte pour la fin du capitalisme ne marchera pas si on n’en finit pas avec les structures sociales, politiques, philosophiques, culturelles qui le sous-tendent
  8. Vouloir la fin du capitalisme implique d’en finir avec la civilisation et tout son monde, et avec la civilisation industrielle en particulier

On n’a plus « le temps » (au regard des désastres produits par la civilisation industrielle qui conduisent à une planète à peu près inhabitable et désertique) de se leurrer, de faire les choses à moitié, de s’enliser dans des impasses, de se rassurrer à bon compte, de repousser les problèmes, de laisser de trop petites minorités se battre seules.
Et même sans parler des désastres futurs, les carnages en cours et passés sont déjà bien suffisamment horribles et probants pour motiver une action radicale.

La tâche est gigantesque et paraît insurmontable tellement la civilisation est incrustée matériellement et idéologiquement, tellement on a perdu en autonomie et en combativité collectives, tellement sa technopolice gagne en puissance, on doit néanmoins s’y atteler, on n’a pas le choix.
Mais si de plus en plus de monde intègre les véritables objectifs et cibles, alors un grand pas en avant serait déjà fait.
Et puis si on considère que les sources des problèmes se rejoignent, que les idéologies de la civilisation sont démasquables, et que les infrastructures matérielles qui soutiennent et font vivre tout ce système industriel machinique sont connues et ne sont pas si inaccessibles, la fin de la mégamachine n’est pas si impossible que ça.
De plus, sous le coup de catastrophes, de pandémies, de crises diverses, la civilisation industrielle pourrait prochainement être de plus en plus décriée, aux abois, affaiblie, donc plus facilement attaquable et démasquée.


Forum de l’article

  • Derrière le capitalisme, n’oublions pas la civilisation et ses structures matérielles et idéologiques Le 13 janvier 2021 à 18:56, par Frédérique Badoux

    Je n’ai qu’un mot à dire : merci ! Je me sens moins seule et moins folle tout à coup ;)
    Article très juste, concis et qui frappe là où il faut, et que je garde précieusement sous le coude. Je dois dire que je me sens terriblement impuissante face à cette « megamachine ». D’autant plus qu’en côtoyant les professionnels de l’histoire (archéologues et historiens), je constate la gloriole et le prestige des personnages civilisateurs, que l’on tient à préserver dans la transmission sous toutes ses formes, et je me dis qu’on n’en sortira pas demain, pas volontairement ni en douceur, si on en sort jamais...

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