Nous sommes tristes, bien sûr. Mais aussi inquiets que la mort prématurée de l’anthropologue David Graeber vienne faire écran à la transmission d’un parcours et d’une œuvre dont la résonance est immense pour la recherche et l’activisme. Chercheur obstinément passionné par l’origine des inégalités et les luttes pour les démanteler, activiste déterminé, des mouvements altermondialistes à Extinction Rebellion, en passant par Occupy Wall Street et le Rojava, il était l’une des rares personnalités intellectuelles à mener de front son travail académique et ses engagements militants, avec une même exigence et une curiosité inextinguible.
Quand il se fait connaître avec sa détonante histoire de la dette (Dette, 5 000 ans d’histoire) en 2011, vendue à des centaines de milliers d’exemplaires, analyse aussi documentée que vertigineuse des contre-feux utilisés, à travers l’histoire, pour éviter les dégâts d’un endettement trop massif des populations, il en tire les arguments politiques en faveur d’une abolition des créances des ménages écrasés par la crise des subprimes et des étudiant·e·s précarisé·e·s par la nécessité de rembourser leurs emprunts bancaires aux États-Unis. Quand il s’implique dans le mouvement Occupy Wall Street en 2011, il défend la nécessité de l’auto-organisation et la puissance des assemblées générales face à un monde institutionnel, académique ou politique, méfiant et souvent méprisant vis-à-vis de ces pratiques d’horizontalité radicale.
Son article contre les « bullshit jobs », ces jobs « à la con » produits par l’absurdité de l’économie et la bureaucratie, fait le tour du monde ? Il le complète aussitôt d’une analyse sur la « caring class », la classe « du soin », pour réimaginer la classe ouvrière et la place du travail dans nos vies. Voici, par exemple, ce qu’il en disait à Mediapart, en 2018 : « Récemment, il y a eu une grève dans les stations de métro à Londres contre un plan de fermeture des guichets où l’on vend les tickets. Des gens affirment qu’on n’en a plus besoin. Des marxistes disent : “Ce sont des boulots de merde, non ? Pourquoi défendre ces emplois ?” Les syndicats ont eu une super réponse sur le mode : “Si vous prenez le métro dans des gares sans personnel, nous espérons que votre enfant ne se perdra pas, qu’en cas d’urgence vous trouverez la sortie facilement.” Parce qu’en fait, c’est ça leur vrai travail. Pas vendre des tickets. Leur boulot, c’est de se préoccuper des gens, de s’occuper des disputes qui éclatent, de s’assurer que tout fonctionne bien. Une grande partie de ce que le travail de la classe ouvrière a toujours été n’a pas été reconnu pour ce qu’il était. »
C’était typique de sa manière de penser : une attention aiguë et bienveillante à l’inventivité et au courage des personnes les moins reconnues par le système. Travailleur acharné, il avait acquis une érudition qui semblait infinie : l’histoire du troc à Madagascar, l’art de la prise de décision dans les mouvements anarchistes au Québec, les arcanes de la création monétaire, les rêves et les doutes des militant·e·s kurdes du Rojava…
Pour autant, il mettait un point d’honneur à écrire des textes hyper-accessibles, faciles à lire, souvent drôles malgré sa colère contre la dureté du monde et du capitalisme. À chaque entretien, il répétait vouloir publier des livres « que ma mère puisse lire », lui qui était né dans une famille de la classe ouvrière états-unienne. Souvent qualifié d’« anthropologue anarchiste », il réfutait cette dénomination, car il insistait sur le fait que l’anarchie était une pratique et non pas une identité. Une pensée de l’action, pas de la déclaration, ni de la posture idéologique.
Direct Action : an Anthropology (2009, non traduit en français), Dette, 5 000 ans d’histoire (Liens qui libèrent, 2013), Bureaucratie, l’utopie des règles (Liens qui libèrent, 2017), Comme si nous étions déjà libres (Lux, 2014), Les Pirates des Lumières, ou la véritable histoire de Libertalia (Libertalia, 2019) : ses textes sont construits sur des allers-retours entre observation de détails pratiques et grands dégagements historiques, réflexions théoriques et considérations personnelles.
Dans Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle, il démarre sa mise en accusation de la bureaucratisation du monde par le récit de ses démêlés avec le notaire qui ne voulait pas lui accorder de pouvoir mandataire sur le compte bancaire de sa mère, alors qu’elle était très diminuée par un infarctus. « Est-ce vraiment cela, la vie quotidienne de la plupart des gens ? Tourner en rond en se sentant idiot à longueur de journée ? » Et il poursuit : « Peu après, j’ai dû passer plus d’un mois à faire face aux ramifications croissantes des effets de l’initiative d’un fonctionnaire anonyme du service des véhicules à moteur de New York qui avait écrit mon prénom “Daid”, pour ne rien dire de l’employé de Verizon qui avait orthographié mon nom “Grueber”. »
Conclusion : « Il semble que les bureaucraties publiques et privées soient organisées de façon à garantir qu’un important pourcentage des acteurs ne seront pas en mesure d’accomplir leur tâche comme prévu. » Elles sont, de ce fait, « des formes utopistes d’organisation ». Et c’est parti pour une longue réflexion sur le manque de travaux de science sociale sur la « paperasserie administrative ». Et les conséquences de cet état de fait sur l’invisibilisation des intrusions du pouvoir dans nos vies quotidiennes.
Changer le cours de l’histoire
David Graeber prenait très au sérieux la question des imaginaires. En 2013, lors d’une rencontre avec l’économiste Thomas Piketty que Mediapart avait organisée (à lire ici), il expliquait que « depuis trente ans les appareils de persuasion ou de coercition ont été davantage mobilisés pour gagner la guerre idéologique que pour n’importe quoi d’autre, y compris créer les conditions de la viabilité du système capitaliste. Le néolibéralisme a privilégié le politique et l’idéologique sur l’économique. Stratégiquement, cela veut dire qu’il a préféré tout déployer pour faire croire que le capitalisme est viable à long terme, plutôt que s’atteler à le rendre viable à long terme. Le résultat, c’est une guerre de l’imaginaire, efficace au point que les gens qui se retrouvent avec des boulots de merde pensent que rien d’autre n’est possible ».
Il en tirait l’idée que « le mode de production actuel est fondé sur des principes moraux plus qu’économiques. La croissance de la dette, des heures de travail et de la discipline de travail, tout cela semble aller de pair. Si la monnaie est une relation sociale faite de la promesse que chacun accordera la même valeur au billet de banque qu’il a entre les mains, pourquoi ne pas réfléchir au type de promesses que nous souhaitons nous faire, en matière de productivité future et d’engagement dans le travail ? C’est pourquoi je dis que l’abolition de la dette est une rupture conceptuelle. C’est pour nous aider à imaginer d’autres formes de contrat social, qui pourraient être renégociées démocratiquement ».
Son livre le plus connu est sans conteste Bullshit Jobs, pamphlet brillantissime contre l’absurdité ravageuse de la mise au travail des individus par le capitalisme. Mais son œuvre la plus marquante intellectuellement reste son histoire mondiale de la dette monétaire – et de ses répudiations –, traduite en français sous le titre Dette, 5 000 ans d’histoire. En anglais, le sous-titre était plus insolent : The first 5.000 years (« Les 5 000 premières années »). Graeber y décrit le rôle central de l’endettement dans la création des institutions humaines, depuis la civilisation sumérienne, en 3500 avant notre ère, jusqu’à nos jours. Troc, mariage, esclavage, religion, guerre : à travers la dette, c’est une forme particulière d’économie qui s’est mise en place, coercitive, monétaire, oppressive. Il y discute notamment des liens avec l’esclavage. Parce que des familles ne pouvaient pas rembourser leurs créanciers, elles n’avaient pas d’autres manières de rembourser leur dû que d’être réduites à la servitude, ainsi que leurs descendant·e·s. Poursuivant ce raisonnement, Graeber expliquait que les dettes publiques et privées contemporaines poursuivaient ce système d’asservissement. Et qu’il fallait donc les abolir.
Dans cet ouvrage-fleuve, il développait aussi la notion de « communisme du quotidien » (« everyday communism ») pour décrire les pratiques paysannes de mises en commun des ressources (semences, récoltes, affouages, productions laitières…) de manière coopérative et solidaire. « C’est à partir de ce type d’expérience simples de communisme du quotidien que de grandes visions mythiques se sont construites. » En 2013, il en disait à Mediapart : « Personne ne prétend que l’annulation de la dette est la seule solution. Pour moi, c’est un élément inévitable dans une série de solutions. Je ne crois pas que l’annulation de la dette puisse résoudre tous nos problèmes. Pour être tout à fait honnête, je crois vraiment que l’effacement massif de la dette va, de toute façon, se produire, d’une façon ou d’une autre. Pour moi, la discussion porte donc davantage sur les modalités de cette annulation : ouvertement, par décision verticale, en protégeant les intérêts des structures existantes ou sous l’impulsion des mouvements sociaux. La plupart des responsables politiques et économiques auxquels j’ai parlé reconnaissent qu’une forme de répudiation de la dette est nécessaire. »
Bien que son travail scientifique soit reconnu par de nombreux chercheurs internationaux, il faisait aussi l’objet de méfiance de la part d’une partie de ses pairs universitaires, bousculés par sa fougue militante. En 2005, l’université Yale refuse de renouveler son contrat de professeur d’anthropologie. Graeber dénonce une sanction à caractère politique et reçoit le soutien d’une pétition signée par plusieurs milliers de personnes. Il part ensuite enseigner à la London School of Economics, à Londres, où il vivait jusqu’à sa mort, à Venise, le 2 septembre. En 2018, le Collège de France l’avait invité à donner une conférence en discussion avec Philippe Descola.
David Graeber venait d’achever plusieurs ouvrages. Un livre sur les rois et les reines (téléchargeables gratuitement ici), à la façon des livres d’enfants, illustré avec l’artiste russe Nika Dubrovsky, son épouse. Le 28 août, quatre jours avant sa mort, il venait de publier sur YouTube une vidéo où il annonçait se lancer dans un projet similaire sur les pirates. Il y évoque brièvement ses problèmes de santé.
Il terminait par ailleurs une histoire-fleuve sur les formes non hiérarchiques d’organisation des sociétés, avec l’archéologue David Wengrow : L’Aube de tout : une nouvelle histoire de l’humanité, à paraître à l’automne 2021, selon The Guardian. Des extraits inédits en ont été publiés par le club de Mediapart. D’après la revue du Mauss, qui avait engagé une discussion serrée avec les deux auteurs au sujet de ce travail, ce nouveau livre montre que l’égalité n’est pas seulement tendanciellement atteignable que dans le cadre de communautés de taille restreinte et que l’inégalité n’a pas été l’inévitable prix à payer pour le développement des sociétés humaines et leur confort : il a existé des petites sociétés de chasseurs-cueilleurs inégalitaires et des grandes villes extrêmement égalitaires. Dans les feuillets publiés sur notre site, Graeber et Wengrow mettent en avant l’influence des sociétés amérindiennes sur les penseurs des Lumières en Occident, et notamment de Kandiaronk, décrit comme un Socrate amérindien.
Cette histoire avait été amorcée par un texte dont le titre dit bien l’ambition de David Graeber, dont on espère qu’elle sera connue et relayée : « Comment changer le cours de l’histoire ». Publié et traduit par La Revue du crieur en 2018, ce texte récusait le grand récit des « origines » de l’humanité d’inspiration rousseauiste sur la nature humaine et le grand récit téléologique de la « civilisation » qu’il permettait. Il cherchait ainsi à desserrer l’idée que nous ne pourrions être que les spectateurs impuissants à renverser une réalité où le développement et les hiérarchies iraient de pair. Une analyse fondée sur les derniers apports de l’archéologie montrant les circulations, nombreuses et réversibles, entre sociétés nomades et sociétés sédentaires, entre communautés élargies et restreintes, entre organisations sociales hiérarchisées et égalitaires, et qui n’est pas sans relation avec les travaux, également décapants, d’un autre anthropologue dit anarchiste, James C. Scott.
Cet usage du temps long, allié à la plus grande précision ethnographique et au souci du monde dans lequel il vivait, faisait de David Graeber une voix si singulière, capable à la fois de décrire finement les structures sociales et leurs points de fragilité possibles lorsqu’elles étaient oppressantes, et les moments de basculement vers le meilleur ou vers le pire.
Pour le dire comme Nicolas Haeringer dans son hommage publié dans le Club de Mediapart : « David avait une capacité unique à penser le temps (très) long et à analyser des dynamiques sociales à travers les époques, tout en étant un analyste brillant des moments éruptifs les plus contemporains – probablement parce qu’il pensait et analysait autant qu’il militait, et qu’il avait pleinement saisi que comprendre le présent ne peut se faire qu’en articulant les deux. »
Pour comprendre à quel point la pensée et la personne de David Graeber nous manqueront, il faut se rappeler ce qu’est la réalité, le plus souvent, du monde intellectuel : les auteurs ont une idée qu’ils répètent de livre en livre, les jeunes chercheurs demeurent prudents en attendant un poste, les penseurs reconnus sont fatigués et fatigants, les détestations sont nombreuses et fondées souvent davantage sur des questions de personnes que sur des divergences théoriques ou politiques, les intellectuels croient que la pensée se produit avant tout à l’université et dans les revues académiques.
Alors, quand a surgi quelqu’un comme David Graeber, capable d’arrêter un travail d’archéologie en Mésopotamie pour aller rencontrer des infirmières en lutte ou des Gilets jaunes en colère, navigant dans les archives de sujets en sujets avant de partager le quotidien des combattants kurdes, susceptible de ne rien concéder au sérieux du monde savant tout en se rendant disponible à tous ceux qui avaient envie d’embarquer sur son bateau pirate, fait de luttes et de livres, on a senti le vent s’engouffrer.
Mourir à 59 ans, c’est trop tôt pour tout le monde. Dans le cas de David Graeber, c’est particulièrement triste, car sa disparition si jeune nous prive d’une œuvre précieuse, et peut-être sans équivalent, qui fournissait tant d’armes et d’outils pour arpenter le monde et en habiter les catastrophes.
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