Saint-Domingue, Affiches américaines - 1766-04-30
Une Négresse nommée Cléone, baptisée sous le nom de Marie-Jeanne, nation Congo, âgée de 35 ans, petite taille, ayant une cicatrice à une main entre le pouce & le doigt index, étampée AYMERY S. MARC, est maronne depuis trois semaines. Ceux qui la reconnoîtront, sont priés de la faire arrêter & d’en donner avis à M. Galibert, Négociant au Cap, ou à M. Dulary à S. Marc.
Je suis Cléone, on ne me retrouva jamais. Sans fin j’ai cavalé, à force de cavales, de cavales et de révolutions, je suis allée si loin que c’est depuis le turfu que je vous parle — Lettre après lettre, je vous raconte comment nous avons gagné.
Ma première missive, publiée sur le « réseau social », fût censurée par maître Z. De nombreuses personnes décidèrent de m’héberger sur leurs pages personnelles, en dehors du radar. C’est cette solidarité immédiate et l’amitié de Lionel qui envoyait une réponse bien trempée depuis Douala, qui permit de contourner les cerbères.
Par la suite je recevais d’autres réponses et plus j’en recevais et plus il devenait difficile au maître de me coincer.
C’est dans un essaim de lépidoptères que ce matin je me réveille à Cherán dans la région du Michoacán — Mexique. Le papillon Monarque est revenu. Du nord au sud il a parcouru 4 000 kilomètres pour retrouver ses forêts de sapin sacrées. Il faut cinq mues à sa chenille pour que le Monarque parvienne au stade de la chrysalide puis devienne ce migrant vitrail. Veinées de noir, ses ailes de feu préviennent les prédateurs qu’il se nourrit de plantes sauvages et toxiques. Tu le croques, tu crèves.
Il fallut de nombreuses révoltes avant que Cherán ne soit un territoire libéré. En 1913 avec Casimiro Leco Lopez nous avions déjà bien secoué le maître pour arrêter le massacre de nos forêts. En plus d’avoir déporté des millions d’esclaves, ces charognes de colons, transformant la forêt en marchandises ont saccagé la faune et la flore. Les forêts qui nous entourent sont sacrées. La nuit, l’écorce de l’Oyamel, dont les branches sont utilisées dans certains rituels de pénitence, régule la température de leurs hôtes les Monarques.
Un siècle plus tard, le 15 avril 2011, dans la nuit qui s’achève, un groupe de femmes et d’enfants se rend au Templo del Calvario où les camions mafieux chargés du bois de nos forêts allaient passer pétaradant de mort et forçant lapins à détaler, crotales et lynxs à déguerpir, iguanes et moqueurs à se carapater...
Devant le Templo del Calvario, immobiles et moirés des premières lueurs, cheveux frémissants dans l’aurore, femmes et enfants bloquent les camions remplis d’arbres volés... Derechef tintinnabulent les cloches !... en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, rapplique toute la communauté.
En ce jour d’insurrection à Cherán, nous confisquons les armes de la police municipale corrompue qui se carapate, nous expulsons les bûcherons les forçant avec les politiques à déguerpir. Aux portes du village nous érigeons des barricades et nous occupons les rues de chaque quartier en y allumant des feux de camps. D’un fogatas à l’autre, les enfants se font messagers. Là, s’organise la vie de chaque quartier ; les décisions qui y sont prises remontent vers les conseils de village.
Nous avions parachevé la mue de Cherán. Devenus plus grands, les enfants ont fabriqué une radio, Radio Fogatas. Aujourd’hui encore, nous forgeons notre politique autour de nos feux de camps.
C’est depuis mon essaim papillon que me remonte cette histoire et que j’aime à vous écrire.
De conserve me revient cette nuit au fond d’un squat à Bagnolet. Une discussion entre fighters de Honk-Kong, activistes Chiliennes, autonomes Marseillais, féministes d’Ivry, camarades Equatoriennes...
– Je vois pas les choses comme ça Havrin !
– Oh t’es relou...
– T’as déjà oublié quand on allait soutenir la grève des femmes de ménage du Park Hyatt place Vendôme ? Elles ont gagné, elles.
– Comme celles contre ONET !
– Gagné le droit de continuer à crever en taffant pour des salauds !
– A chaque fois q’un corps résiste, se lève contre les pacos, ne serait-ce qu’un poing, tu peux pas dire que c’est une défaite !
– À Quito quand on nasse des flics, on fait une cérémonie pour les désensorceler avant de les échanger contre des camarades emprisonnées.
Deux amies mettent la dernière main à une banderole renforcée sur laquelle scintille :
Partir du muscle plutôt que de la loi, cela déplacerait sans doute la façon dont la violence a été problématisée dans la pensée politique.
Elsa Dorlin
– Chaque occupation même démantelée dans la demie-heure, chaque rond-point même évacué, un rassemblement devant les tribunaux c’est une victoire.
– Partout les peuples se soulèvent, ça te met pas du cœur au ventre ?
– Partout les États répriment au gaz, au LBD, à balles réelles, ils enferment, torturent et violent...
– On n’est pas assez, on se fait massacrer, tout le monde flippe.
– T’es vraiment relou, eux aussi ils flippent !
– Les corps ne cèdent pas. Regarde les Gilets Jaunes qui se relayaient d’intelligence pour tenir un rond-point... Et Hiu-Wing qui nous raconte comment elles tiennent la rue à Hong-Kong... Partout dans le monde les gens sortent. Ils se rencontrent, bricolent.
– La politique se fait organique, sans hiérarchie, exactement ce que craint le pouvoir. Je ressens donc je suis.
Partager ses larmes, son kebab, son pavé, son saké, partager sa bouteille, son cocktail, sa sueur, son arc, son masque, son pisco, ses espoirs... partout où dans le monde s’allumaient des révoltes populaires, les corps exultaient de n’être plus tenus par l’angoisse, les pilules et la solitude ; les corps se débordaient, s’allumaient.
D’un soulèvement à l’autre, les émeutières ramenaient à la vie ce qui avait été abandonné aux puissances de mort. On pensait à l’air libre. Sur nos barricades multicolores de bric et de broc, dans tous les lieux que nous avions libérés nous étions entrain d’établir une carte de nos désirs, une correspondance insurrectionnelle. Bientôt, quand les flics cogneraient à Alger nous répliquerions à Santiago.
Nous renversions les perspectives. Nous cessions de voir avec les yeux du maître. Oui nous étions radicales : comme on va au plus proche de soi, à la racine de l’être. Ne pas être radicaux c’est subir la norme, l’impuissance, la mort.
Commençait concrètement, à germer dans des fronces de résistance, à germer que le patriarcat devait impérativement tomber en même temps que le capitalisme.
Hiu-Wing a fini de raconter la terrible journée où un popo a tiré une balle dans le foi d’un étudiant à Hong-Kong.
– À propos de Hong Kong et de Taïwan, la Chine dit « Keep the island, not the people », nous savons très bien que si nous cédons, l’horizon pour nous c’est le camp de concentration.
– C’est sans compter sur votre détermination.
– Putain vos archers, vos magiciennes du feu, vos front-liners...
– Leurs catapultes !
– Nous à Paris, ça gentrifie à mort... ils repoussent les pauvres et les classes moyennes vers les banlieues. Partout ils installent des clôtures, le business sécuritaire. Les bourgeois vont bientôt dire « keep les banlieues not the people ».
– Mais ça bouge dans les quartiers, on sent bien que les gens s’organisent, dans toutes les réunions on parle d’auto-défense.
– Et hier à Ménilmontant on a lu un graf qui dit « Quand je serai grande je serai black-bloc ».
– Moi celui qui m’a plu chez vous, c’est le « Who do you call when the police murders ? »
– Après, rue de Belleville y avait « Le pacifisme collabore ».
– Au Chili, Albertina, c’était tellement fort « Ya no volveremos a la normalidad, porque la normalidad era el problema »...
Le capitalisme n’est qu’un trafic de chaire humaine, c’est son ADN. En 2019, Erdogan menaçait l’Europe d’une invasion d’exilés si on l’empêchait d’exterminer les Kurdes.
Partout les États violentaient les populations et les activistes savaient que si le pouvoir tirait à balles réelles à Santiago, c’est qu’il allait bientôt le faire dans les manifestations à Toulouse. Évidemment les situations étaient différentes d’un pays à l’autre mais partout les corps reprenaient la rue, les corps se saisissaient du politique, le traquenard électoral ne fonctionnait plus.
– On est un certain nombre à avoir quitté PolyU le 25 novembre en profitant de l’organisation des élections locales. Les popos étaient si occupés à surveiller leurs urnes.
– En Colombie, les organisations sociales ont convoqué des marches et une grève générale le jeudi 21 novembre. Les étudiants les ont rejoints, les indigènes, des organisations de défense de l’environnement...
– En France, le gouvernement supprime l’observatoire de la pauvreté, celui de la délinquance, l’observatoire des prisons, de la mission contre les sectes, l’institut sur la sécurité et la justice et le Conseil National de la Protection de l’Enfance... Plus de témoin, partout les Etats veulent déporter les pauvres, mutiler, torturer, assassiner les résistantes et les résistants.
Nous étions enfoncés dans une période où le capitalisme tentait d’en finir avec le surplus d’humains dont il n’avait plus besoin.
– J’ai du mal à respirer... physiquement je ressens la chape qui nous descend dessus !
– Tire une tafe, ça va t’aider.
– J’déconne pas... Ça compresse ma poitrine, c’est physique.
– Regarde la beauté, wesh ! On commence à voir des Françaises, des Hong-Kongaises et des Chiliens dans les mêmes manifs.
– Ils se retrouvent même ici askip !
Refermant la porte, Albertina est revenue avec des bières :
– Ok mais va falloir s’accrocher. A Quito, le 31 octobre dernier, les responsables de la sécurité publique, membres de l’Organization of Americans States ont célébré la création du REDPPOL.
– !?
– Le Réseau Interaméricain de développement de la police, un outil pour promouvoir la coopération internationale dans les différents domaines de la sécurité publique.
– Les gros bâtaaaards !...
– Pour verrouiller la nasse numérique. Tu as vu comment ils ont bouclé internet en Iran. Faut que d’ici la fin du premier trimestre 2020, les flics soient capables d’accéder à toutes les données de tous les Etats d’Amérique Latine.
– Tous unis pour surveiller et punir les populations, « l’ennemi intérieur transnational ».
Quelques jours plus tard, le 5 décembre en France, nous poursuivions la grande grève démarrée en Colombie au Chili et ailleurs. Les blocages prévenaient que nous n’étions désormais plus comestibles.
Et si en France maîtres et zombis pensaient encore qu’il y aurait des élections en 2022... il n’en fut rien. Nous nous organisions pour que ce ne soit pas le cas, nous libérer, achever la mue.
Cette nuit-là au fond de ce squat n’avions nous pas allumé un fogatas ? Nos sangs battaient les ténèbres totalitaires, et nos voix étaient celles des vivants qui se reconnaissent et se murmurent que pour vivre il faut se battre. Mordus par le doute, nous espérions. Nous œuvrions au retour du vivant... Nos sourires, nos frissons, nos rires, nos mots... sont les papillons qui me tiennent encore compagnie ce matin.
Ma petite cicatrice entre le pouce et l’index, je l’ai toujours, mais de maison toujours pas... je poursuis mon évasion, je prolonge ma cavale, j’éprouve ma liberté. Je n’ai pas de maison, je poste cette histoire, la nôtre, sur des sites amis.
Mon visage comme la nuit est insaisissable et comme elle mon récit sera nomade,
Cléone
Allumons partout des fogatas !