Mercredi 12 février, cour d’appel de Nancy. 13h30.
Aujourd’hui a lieu le procès en appel d’une amie. Son affaire remonte au printemps 2018 au moment du mouvement étudiant contre Parcoursup et la loi ORE. La faculté de Lettres de Nancy, comme bien d’autres en France à ce moment-là, est alors occupée par les étudiant.es et leurs complices pour protester contre cette énième attaque à l’encontre de l’Université. L’occupation fait long feu et finit par agacer le très macronien président de l’Université de Lorraine Pierre Mutzenhardt qui fait appel aux forces de l’ordre pour évacuer tout le monde et « assurer » la tenue des partiels. Les étudiant.es en lutte se rassemblent alors devant la salle qu’iles occupaient et dont iles ont été délogé.es. En réaction, et dans un scénario devenu désormais trop classique, les forces de l’ordre les chargent et en arrêtent un certain nombre. Parmi eux se trouve la personne qui passe aujourd’hui devant la cour d’appel. Poursuivie pour coups sur personne dépositaire de l’autorité publique n’ayant pas entraîné d’ITT et refus de se soumettre à la signalétique, elle est condamnée en première instance à une amende avec sursis pour la signalétique et est relaxée des faits de violence. Évidemment, le procureur trouve ça un peu trop light et fait appel. Le procès en appel devait avoir lieu le 5 décembre 2019 mais fut reporté pour cause de grève. Voilà pour le contexte.
13h30 donc, on entre dans la salle du tribunal. Elle est pleine d’avocats. En effet, aujourd’hui, c’est jour de grève pour cette profession menacée comme tant d’autres par la réforme des retraites. Ils sont une cinquantaine, issus de tous les barreaux de la région et ils sont pas mal remontés. Leur technique pour faire grève, c’est de demander le renvoi de toutes les affaires du jour et ainsi prouver que sans eux l’institution judiciaire ne peut pas fonctionner. La présidente du tribunal, particulièrement agacée et particulièrement désagréable, accepte tous les renvois sauf pour l’affaire de notre amie, arguant qu’elle a déjà fait l’objet d’un premier renvoi. Protestations dans la salle. En réaction, notre amie se déclare solidaire du mouvement de grève des avocats et désigne l’ensemble des avocats présents dans la salle pour sa défense. L’idée derrière ça c’est de faire durer l’audience le plus longtemps possible en multipliant les plaidoiries et ainsi enrayer un temps soit peu l’implacable machine judiciaire. L’avantage pour notre amie c’est qu’elle a désormais une cohorte d’avocats pour la défendre. La présidente du tribunal, décidément mauvaise joueuse, déclare avoir déjà prévu de se coucher tard et refuse à nouveau le renvoi. A noter que même la partie civile s’était prononcée pour le renvoi, l’avocat des flics ayant rendez-vous chez l’ophtalmo en fin d’après-midi. L’audience est finalement déplacée à 19h et les avocats quittent la salle en entonnant une chansonnette à l’intention de la ministre Belloubet.
19h, retour dans la salle du tribunal. Le procès s’ouvre sur des problèmes techniques. Les avocats se plaignent de ne pas avoir eu accès au dossier et la présidente leur rétorque qu’ils doivent payer pour ça. 46 centimes la page de photocopie, c’est pas donné. Il y a ensuite une embrouille à propos de l’aide juridictionnelle. Et pour finir chaque avocat doit passer s’inscrire au greffe. Au milieu de tout ça, la présidente, décidément coriace, suspend l’audience toutes les deux minutes. Pour être honnête, c’est un beau bordel.
20h30, les choses sérieuses commencent. Après un bref rappel des faits, les plaidoiries débutent et vont s’enchaîner pendant près de trois heures. En tout, dix-huit avocats vont intervenir dont le bâtonnier du barreau de Nancy. On y entend de tout dans ces plaidoiries. Toute la palette du théâtre judiciaire est déployée, du lyrisme à l’éloquence en passant par la mauvaise foi.
La plupart des avocats entament leur plaidoirie en fustigeant la présidente qui leur refuse le droit de grève et en rappelant ce contre quoi ils se battent. On y apprend que la réforme de leur régime de retraite va entraîner une nette augmentation de leurs charges. Ce qui aura comme conséquence la fermeture des plus petits cabinets. 30 % de la profession est amenée à disparaître soit 30.000 avocats. Pour les autres, les tarifs, déjà élevés, vont nettement augmenter. Conséquence, les justiciables les plus précaires, c’est à dire la majorité, n’auront plus les moyens de se payer un avocat. D’autant plus qu’une réforme de l’aide juridictionnelle est prévue pour bientôt. Face à ça, il y a un mouvement de grève historique du monde des avocats puisqu’il mobilise les 164 barreaux de France.
Sur le fond de l’affaire, les avocats, n’ayant pas eu vraiment le temps d’éplucher le dossier, ne se sont globalement pas attardés. Notons tout de même quelques plaidoiries remarquables sur le droit au refus du fichage au nom de « la résistance à l’oppression dans le contexte sécuritaire actuel » et l’invocation d’un certain nombre d’articles de la convention européenne des droits de l’homme allant dans ce sens. Un avocat a dénoncé la criminalisation du refus de la signalétique en le qualifiant d’infraction voiture-balai permettant de remplir des dossiers vides. Une avocate a fait le lien entre le contexte de l’interpellation, un mouvement étudiant, et le contexte actuel de mouvement social contre la réforme des retraites, tissant un fil rouge entre elle et notre amie. Pour le reste, la relaxe ayant déjà été prononcée en première instance concernant les faits de violence et le dossier étant vraiment vide, il n’y avait pas grand-chose à ajouter.
23h, la présidente du tribunal rend sa sentence : relaxe dans les deux cas. Ce qui est plutôt inattendu, surtout pour le refus de signalétique. À n’en pas douter, la multiplication des plaidoiries a joué en la faveur de notre amie.
Des relaxes inattendues comme celle-ci, on aimerait en voir plus souvent.
Avocat.es, on aimerait voir ce genre de situation se reproduire. Des défenses à plusieurs qui traquent la moindre faiblesse d’un dossier, jusqu’à ce qu’il s’écroule.
Aujourd’hui, on a entendu des choses justes sur la manière dont l’État pose son empreinte sur l’institution judiciaire, sur la manière dont les personnes qui se retrouvent face à la justice sont de plus en plus démunies et précarisées, sur la perspective peu enviable d’une robotisation progressive de l’institution judiciaire. On a aussi entendu des choses désolantes, notamment sur le fait qu’avocat.es, procureur.es et juges devaient former une seule et grande famille solidaire.
Le monde que nous connaissons est en guerre. Et vous allez être écrasé.es comme nombre de corps professionnels autour de vous. Les complicités sont à chercher du côté de celles et ceux qui résistent à cette destruction programmée.
Offrez votre savoir-faire aux acteurs des mouvements sociaux, aux gilets jaunes, aux personnes qui subissent quotidiennement la violence de ce monde.
Rompez définitivement avec cette institution judiciaire garante de l’ordre social existant. Celle par qui la macronie tient encore.
Inventez d’autres manières de défendre. A plusieurs par exemple, comme vous venez de le faire aujourd’hui.
N’usez pas de ces techniques uniquement pour sauver votre corporation. Finissez-en avec tout ce décorum du tribunal qui imprime la soumission dans les corps et dans les têtes.
Les tribunaux ne sont pas des théâtres ce sont des champs de bataille.
Laissons les mots de la fin à la défense et à cet avocat pour qui « le gouvernement actuel aura rendu les avocats révolutionnaires ». Pourvu que ça dure.
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