A Ankara, un championnat alternatif bouscule les poncifs machistes du football turc

samedi 15 juin 2019, par janek.

En réponse à l’articleFootball féminin un article de Médiapart sur le football

Née de la rencontre de groupes aussi hétéroclites que contestataires sur les barricades du parc de Gezi, en juin 2013, la Ligue libre tente depuis cinq ans de faire souffler un esprit libertaire sur les terrains de football turcs et de bousculer les préjugés machistes entourant ce sport.

Ankara (Turquie), envoyé spécial.– La Turquie n’attendait qu’une étincelle. Entre les discours moralisateurs de l’actuel président Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, sur la place de la femme ou les méfaits de l’alcool, et ses accès d’autoritarisme déjà patents, un air délétère avait recouvert le pays. Le coup de grisou est survenu à la fin du mois de mai 2013.

Parti d’un modeste tison – une intervention policière musclée contre une poignée d’écologistes dans le parc stambouliote de Gezi –, l’incendie, attisé par de nouvelles brutalités, s’est répandu dans tout le pays, jetant des millions de mécontents dans les rues. Pendant une vingtaine de jours, le parc a accueilli tout ce que la Turquie comptait d’opposants et de rebelles, toutes les idées et toutes les expérimentations démocratiques, jusqu’à son écrasement par les unités anti-émeutes.

Six ans plus tard, à l’heure des commémorations, le legs de Gezi à la postérité peut sembler bien maigre. La violence de la répression – cinq morts directement imputables à la police, environ 10 000 blessés et 5 000 arrestations – a largement dissuadé toute velléité de nouvelles manifestations.

Alors que le pays s’est éloigné à grande vitesse des principes qui fondent une démocratie, le mouvement de contestation n’a pas su se transformer en une force qui pèse sur l’échiquier politique. Et le pouvoir s’apprête aujourd’hui à régler ses comptes avec Gezi, au moyen d’un procès visant seize figures de proue de la société civile, qui débute le 24 juin.

Pourtant, l’esprit libertaire de l’éphémère commune continue de souffler en Turquie. Discret, ténu, on le voit agiter les feuillages de place en place, dans des lieux parfois improbables. À Ankara, il a ainsi élu domicile sur un terrain de foot. Depuis cinq ans, la petite pelouse synthétique de Dikmen, un quartier tenu par l’opposition sociale-démocrate au cœur de la capitale turque, accueille chaque semaine un championnat alternatif qui rejette les poncifs de ce sport : l’exaltation de la virilité et de la fierté nationale, le star-system, la violence.

Les règles de la Ligue libre sont simples : les équipes de sept joueurs doivent comprendre au moins deux femmes ou enfants ; les matchs se jouent sans arbitre (les différends se gèrent au compromis) ; les sponsors sont prohibés. Surtout, les insultes sexistes, homophobes ou racistes sont punies d’exclusion.

Pour cette cinquième saison, dix équipes s’affrontent, dont les pedigrees rappellent le melting-pot bariolé de Gezi. On y retrouve pêle-mêle les supporteurs antifascistes de Karakizil (« Noir et Rouge ») et les cyclistes gauchisants d’Ötekinler (« Au-delà des haines »), les bikers de Rüzgarla Dans (« Danse avec le vent ») et la chorale de Bam Teli, les anarchistes de Libertarias ou encore la team LGBT du Sportif Lezbon.

Le match entre Ruzgarla Dans et le Sportif Lezbon s’est conclu sur le score de 12 à 7. © NC Le match entre Ruzgarla Dans et le Sportif Lezbon s’est conclu sur le score de 12 à 7. © NC

« Pendant les événements de Gezi, nous avons fait connaissance les uns avec les autres. Les LGBT ont rencontré les socialistes, les supporteurs de foot ont commencé à parler aux Kurdes, et ainsi de suite. Plus tard, nous avons transposé sur les terrains de foot ces liens de solidarité », se souvient Selin, étudiante et membre fondatrice du Sportif Lezbon.

En 2013, les clubs de supporteurs ont joué un rôle de premier plan dans la contestation antigouvernementale – les fans des trois grandes formations stambouliotes, Besiktas, Galatasaray et Fenerbahçe s’unissant derrière une même bannière pour défendre le parc de Gezi. Ce sont eux aussi qui ont porté le projet de championnats alternatifs, l’« Anti-Ligue » à Istanbul et la « Ligue libre » à Ankara.

« D’un côté, c’était une façon pour nous d’exprimer notre opposition au Pasolig », un système d’encartage obligatoire pour pouvoir entrer dans un stade, imposé en 2013, explique Hasan Demirel, étudiant en métallurgie et membre des Kara Kizil, les supporteurs antifas du club de Gençlerbirligi, à Ankara. « De l’autre, nous voulions créer une plateforme pour dire non au fascisme et au sexisme sur les terrains de foot. Nous sommes aussi contre le foot industriel, qui n’est plus qu’une affaire d’investissements et de cupidité. »

À ses meilleurs jours, la Ligue libre a compté jusqu’à 20 équipes. Mais la vague répressive qui a suivi la tentative manquée de coup d’État du 15 juillet 2016 a aussi frappé le petit monde du « foot pas comme les autres ». « Après le putsch, l’expulsion de la fonction publique, par décrets d’état d’urgence, des militants d’opposition a eu des répercussions sur notre ligue », évoque Selin. « L’opposition a fait l’objet de grosses pressions et la plupart des groupes de supporteurs ont fini par renoncer à leur boycott des stades. »

Pourtant, les recrues continuent d’affluer, comme Meryem, une jeune fille voilée qui a découvert la Ligue libre il y a deux semaines à peine et se dit enchantée par sa philosophie, ou Özgür, un ancien milieu de terrain semi-professionnel, dont la frappe lourde fait des ravages sur le terrain.

« J’ai longtemps joué à l’échelon des ligues régionales, d’abord en équipe universitaire, puis dans des clubs de la mer Noire. Et partout, dans les groupes de supporteurs comme au niveau des entraîneurs, l’hégémonie masculine régnait en maître », explique le jeune homme, qui poursuit une carrière d’ingénieur. « La société turque est patriarcale, les femmes marchent toujours un pas derrière. Mais ici, on est tous égaux et on se respecte. C’est important parce que je suis convaincu que le foot peut aider à transformer les gens. »

Pour de nombreuses joueuses, la ligue offre une occasion inespérée de pratiquer leur sport, quand les championnats officiels sont laissés en déshérence par les pouvoirs publics et les clubs. Recrutée à 13 ans par l’équipe de l’université de Gazi, à Ankara, Sebnem était prête à dédier sa vie au foot. « Mais le recteur a décidé qu’il ne voulait plus voir de filles en short, alors ils ont fermé toutes les équipes féminines, à part celle de volley-ball, parce qu’elle était sponsorisée par une banque », relate la jeune femme. « Nous étions la deuxième équipe turque à participer à la Ligue des champions féminine. »

Après des expériences dans deux autres clubs, la footballeuse a finalement renoncé à vivre de sa passion et est devenue fonctionnaire à l’université. « En Turquie, le foot est le sport roi, mais il est considéré comme un sport d’hommes. C’est débile, il y a des footballeuses meilleures que les mecs, mais c’est comme ça », poursuit la sportive, qui projette d’envoyer des vidéos d’elle à des clubs européens.

Se battre contre les préjugés qui restreignent les libertés des femmes est la raison d’être du Sportif Lezbon. « Nous affichons notre identité sexuelle pour mettre fin à l’invisibilité des femmes sur les terrains de foot, et celle des lesbiennes et bisexuelles dans la société en général », affirme crânement Yesim, ingénieure en BTP et membre de l’équipe à l’arc-en-ciel depuis deux ans.

Avec la Ligue libre, la petite formation LGBT a déjà réussi à faire évoluer les esprits, à petite échelle. « Des groupes de supporteurs de foot sont venus avec leurs propres banderoles participer à des marches contre l’homophobie », relate Selin. « L’an dernier, nous avions parmi nous une équipe de réfugiés syriens. Avant eux, je n’avais jamais eu d’ami syrien, et je suis sûr qu’aucun d’entre eux n’avait jamais joué au foot avec une femme homosexuelle. C’est pour ça, pour ces rencontres, que notre ligue existe. »

Voir en ligne : https://www.mediapart.fr/journal/in...


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