Trois conditions pour la suite du débat en cours

« On ne discute pas avec un LBD pointé sur la tempe »

mardi 22 janvier 2019, par janek.

Si chaque Acte devait avoir un rôle depuis le début du mouvement, celui de l’Acte X fut peut-être de faire passer au second plan le démarrage du « grand débat national » lancé par Macron. En essayant d’analyser la fausse distinction entre parole et action ou débat et manifestation, cet article pose trois conditions sans lesquelles il paraît difficile d’envisager un vrai débat : le désarmement de la police (car « on ne discute pas avec un LBD pointé sur la tempe »), l’amnistie des prisonniers du mouvement (puisque « c’est aussi avec eux que nous voulons débattre ») et la destitution de Macron et de son gouvernement (étant donné qu’ils l’empêchent physiquement et en faussent les termes). Autant dire que, si débat il doit y avoir, il est à chercher ailleurs que dans les salles qui seront gentillement mises à disposition des citoyens les prochaines semaines.

Mardi devait commencer le grand débat national annoncé par Macron dans son discours de décembre. Il va de soi que ce grand débat a commencé depuis bien plus longtemps, sans que le gouvernement ne s’en aperçoive. Et pour cause, les Gilets Jaunes parlent une langue incompréhensible pour le pouvoir : ce n’est ni la langue des partis, ni celle des syndicats et pas même celle de représentants habilités à porter la parole des autres. Dès le 17 novembre, partout en France et même ailleurs des milliers de gens se retrouvent, se parlent, manifestent, affrontent les forces de l’ordre, bloquent des camions et rendent des péages gratuits. À ne pas comprendre que les blocages, les affrontements, la casse ou encore les pillages sont aussi des moyens d’expression, des propositions concrètes d’une autre façon de vivre (moins pauvre, plus courageuse, plus solidaire, loin des banques et, pourquoi pas, sans police), à jouer le jeu du dialogue contre la violence, le gouvernement rejoue une énième fois le jeu de la division. Il y aura ceux qui débattent et ceux qui manifestent, ceux qui parlent et ceux qui s’affrontent. Aux uns on donnera des salles pour qu’ils parlent autant qu’ils veulent et face aux autres on durcira toujours plus la répression. Surtout, la répression sera d’autant plus justifiée contre ceux qui n’ont pas voulu débattre : ils ne cherchent donc qu’à casser ou à se battre et n’ont rien à dire.

Sauf que ce jeu a cessé de fonctionner. D’abord, évidemment, parce que tout le monde a subit la violence du maintient de l’ordre ces dernières semaines : tout le monde, ou presque, a avalé des gaz, reçu des balles de LBD, des grenades, pour le simple fait d’être sorti dans la rue. En manifestation, la chose est désormais claire, il n’y a plus ceux qui manifestent pacifiquement et ceux qui cassent, il y a ceux qui ont un LBD et ceux qui ont un Gilet Jaune, répartis d’un côté et de l’autre de la barricade. Si, tout d’un coup, le camp d’en face nous tend la main gauche en proposant un débat national sans lâcher, dans sa main droite, le LBD qui vise notre tête, il faudrait être fou pour y croire. D’ailleurs, personne n’y croît. On ne discute pas avec un LBD pointé sur la tempe.

Ensuite, comment faire valoir si nettement une différence entre la parole et la violence dans un mouvement qui a baptisé « Acte » chaque nouvelle journée de mobilisation ? À chaque Acte, il se passe quelque chose, les mots et les colères prennent corps et les corps se libèrent tous les jours un peu plus. Que des actes soi-disant violents soient aussi une manière de dire quelque chose, rien ne l’a rendu plus évident que la journée du 1er décembre, ou l’Acte III, comme on dit maintenant. Macron ne s’y est pas trompé : c’est seulement après que des gens ont commencé à se soulever, à attaquer des préfectures, des policiers et des gendarmes dans le pays entier, après que l’Arc-de-Triomphe a été recouvert de tags et des sculptures brisées que notre cher Président a daigné lever un sourcil, depuis l’Argentine lointaine. Sans ces gestes et tant d’autres qui les accompagnèrent, il n’y aurait peut-être jamais eu de grand débat national. Tant que cela n’est pas reconnu, autrement dit tant qu’on continue de traiter en criminels les acteurs de ce mouvement, quels qu’ils soient, il ne peut y avoir de débat. Ce n’est pas simplement une question de principe, c’est aussi une question de bon sens : des gens sont en prison et, de là, ils ne peuvent pas parler. Or c’est aussi avec eux que nous voulons débattre. Un vrai débat ne peut avoir lieu qu’en passant par l’amnistie de tous les prisonniers du mouvement.

Enfin, la fausse division entre dialogue et violence ne fonctionne pas lorsque tout le langage présidentiel est habité de façon si criante par la violence sociale et symbolique. Lorsque Macron annonce qu’il faut savoir aller dans le sens de l’effort ou encore qu’il y a des pauvres « qui déconnent », il envoie, comme on dit, des « punchlines », c’est-à-dire des mots, des phrases, des expressions qui possèdent de la force et exercent une certaine violence. Qu’il y a dans toutes ces punchlines un mépris évident, Macron le reconnaît lui qui s’en est même excusé lors de son discours de décembre. Mais on n’apprend pas une nouvelle langue si facilement, surtout quand on a pas envie d’apprendre : il n’a pas fallu longtemps avant d’entendre à nouveau ces petits mots mesquins. Levons d’emblée toute équivoque : loin de nous l’envie d’ôter au langage toutes ses potentialités, toute la force des mots. Il s’agit simplement de l’assumer. Assumer que des mots peuvent porter des coups pour mieux faire voir à quel point est vaine la distinction entre dialogue et violence qu’on tente actuellement de nous faire avaler. On gagne ainsi en clairvoyance : quand Macron lâche, en ouverture du grand débat national, qu’il faut responsabiliser les pauvres et qu’il y en a qui déconnent sans dire un mot de l’évasion fiscale ou des députés qui emploient toute leur famille comme assistants parlementaires, il défend un parti contre un autre. Restituer au langage sa force, c’est simplement se rendre capable de déceler des prises de partis, des camps, là où on aimerait faire croire qu’il n’y a que des symboles et, éventuellement, des erreurs. Cela accepté, les distinctions se dessinent autrement : il n’y a plus ceux qui débattent et les violents, il y a ceux qui défendent le camp du gouvernement et des puissants de ce monde et ceux qui cherchent à vivre, parler et penser différemment. Non pas simplement deux partis : d’un côté, il y a le gouvernement, ses armes et ses intérêts ; mais de l’autre, il y a une multitude de gens, pas tous d’accord, qui en ont marre que les premiers leur marche dessus. Entre ces derniers, le débat a lieu depuis plusieurs mois : sur les ronds-points, entre les Gilets Jaunes et avec les voitures et camions bloqués, dans les manifestations, entre ceux qui s’attaquent aux symboles de l’État et ceux qui s’attaquent aux supports de l’économie, entre les différentes options stratégiques ou encore entre ceux qui chantent la marseillaise et ceux pour qui ce chant est intolérable. Ces opinions ne se valent pas, ne sont pas toutes acceptables ni acceptées mais elles entrent en débat, parfois violemment, sans l’entremise des Flashball et des grenades. Et cela change tout : quand on ne s’adosse pas à la « légitimité » étatique, quand la prémisse de notre action n’est pas que l’on sera couverts par la hiérarchie, on réfléchit un peu plus à ce qu’on dit et à ce qu’on fait. Qu’est-il advenu de ce gigantesque espace de débat ? Les ronds-points, même ceux qui ne bloquaient plus depuis longtemps (que pouvait-on y faire, alors, à part débattre, justement ?), ont été expulsés un à un, les manifestations ont été réprimées dans le sang et on s’attaque également à ceux qui appellent à des rassemblements sur Facebook.

En fait de débat, Macron et son gouvernement font donc deux choses : ils l’empêchent physiquement et en faussent les termes. En proposant lui-même les questions, les axes et donc les termes du débat, il a fait en sorte que nous soyons obligés de parler sa propre langue. Mais nous ne la parlons pas et, surtout, n’avons aucune envie de l’apprendre. Cela reviendrait encore à quémander, à attendre que d’autres, plus puissants, en haut, s’occupent de nous, plus faibles, en bas. Au contraire, pour affiner toujours plus le débat au sein même de la multitude, il nous apparaît donc évident que la destitution de Macron et de son gouvernement en est un pré-requis. Rien d’original : la démission du président est dans toutes les bouches et le mouvement ne semble pas lui avoir nommé un successeur.

Désarmement des forces de l’ordre, amnistie des prisonniers du mouvement et destitution de Macron et du gouvernement. Trois conditions évidentes en dehors desquelles on ne peut discuter réellement. Ou plutôt, trois conditions pour continuer à débattre comme nous le faisons depuis le début et le faire de mieux en mieux. Ces trois points ne se demandent pas (qui pourrait bien nous les octroyer ?) : ils s’obtiennent ou ne s’obtiennent pas, en continuant le combat en cours.

Voir en ligne : https://lundi.am/3-conditions-pour-...


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