Travail à tout prix

Le train-train du travail ici et ailleurs

dimanche 3 décembre 2017, par David Myriam.

Courte nouvelle critique, crue, noire et ironique sur le monde du travail, l’emploi, le chômage

A mon réveil, je vois les pales du ventilateur brasser lentement l’air moite au-dessus du lit, la jeune prostituée est en train d’ajuster sa robe avant de sortir furtivement, il est temps pour moi de retourner au cabinet.

Vite prendre une douche pour me réveiller, pas le temps de manger cette fois-ci, je dois attraper le premier train pour arriver à l’heure au boulot, c’est une période creuse en ce moment, des heures à attendre le client derrière la caisse en perspective.

Dehors, les rues géométriques s’étirent au pied des gratte-ciel démesurés qui me narguent ostensiblement, aujourd’hui encore je défile avec mon panneau d’autopromotion dans le style homme-sandwich, je suis prête à n’importe quel travail, qui veut m’acheter ?, employez-moi par pitié !, j’ai trois crédits sur le dos, je dois payer mon loyer en retard, et en plus ma compagne vient de me quitter.

En dégustant mon premier café, je regarde en bas tous ces gens dans la rue, ces petites fourmis anonymes et affairées, j’aime bien, ça me détend un peu, après je retourne à mes écrans pour scruter les courbes et les indices boursiers du moment.

Aujourd’hui, peu de monde dans le quartier avec ce froid, la manche n’a pas donné grand-chose ; le porche de ce magasin de vêtements va me faire un abri potable en attendant de me mettre en quête d’une soupe populaire.

Kika a fait sa crotte au beau milieu du trottoir la vilaine, pas moyen de l’entraîner vers le caniveau, surtout avec mes bras chargés de paquets, heureusement, j’ai toujours le petit sac adéquat avec moi, une ville propre c’est important, je me dépêche car je dois acheter sa viande avant la fermeture de la boucherie, même sans travailler j’ai du mal à tout faire.

Au coin de la rue, j’aperçois une escouade de policiers affairés à des contrôles d’identité, la peur me crispe l’estomac, je change de trottoir et fais discrètement demi-tour en hâtant l’allure, je ne veux pas retourner au pays, pas maintenant, ma famille compte trop sur moi pour survivre.

A cause des grèves, je suis arrivée en retard, mon premier rendez-vous est déjà là, avec un air soumis et accablé, je survole son dossier, encore une pauvre femme qui ne retrouvera sans doute jamais d’emploi, trop vieille, trop peu qualifiée, mais je ne peux pas le lui dire en ces termes.

Toute la journée, les documents ont défilé sur mon bureau, j’ai dû signer quantité d’ordres de transport d’obus, de cartouches et autres munitions, ça m’inquiète, le conflit va s’intensifier à présent et j’ai peur pour mon fils qui est sur le front.

Après un dernier baiser à mon amant, je suis retourné dans mon atelier, une commande à terminer en urgence ; depuis que je fais la pute pour de grandes entreprises et la bourgeoisie d’affaires, je m’en sors bien, les nouveaux riches aiment bien l’art contemporain.

Je baisse la visière de mon casque avant d’avancer, les pierres et les bouteilles pleuvent autour de nous, la barricade s’enflamme, nous envoyons les lacrymos, bientôt ce sera la charge pour en choper un maximum, dure journée, mais je préfère largement l’action dans la rue, contre des casseurs ou autres activistes, hier j’étais affecté à des reconduites forcées à la frontière de pauvres types, c’était moche.

La limousine traverse la rue jonchée de détritus et stoppe en bas du perron, je monte en pensant au retard du contrat chinois et au coût de mon divorce, il faut que je règle ces questions aujourd’hui, avant notre introduction en bourse, je vais appeler tout de suite mon avocat.

Par la fenêtre du véhicule, j’aperçois trois avions de combats avant d’entendre le fracas des réacteurs, ils partent encore bombarder, la guerre n’est pas prête de finir, c’est bien, ça me donne du travail.

Après un dernier crachat noirâtre qui me fait quitter des yeux la poitrine de la fille en face, le bus s’arrête en haut de la côte qui domine notre bidonville ; avant de rentrer, je dois passer chez un ami déposer mes restes de cannabis, ma mère ne doit pas savoir que je revends de la drogue au lieu d’être serveur dans un grand restaurant.

Sur la petite place, les débris de chair se mêlent aux melons et pastèques déchiquetés, la bombe a laissé peu de survivants, difficile pour moi de rassembler les morceaux de corps pour les identifier.

Toujours tenir la cadence, emballer encore et encore des bouts de viande, veaux, bœufs, porcs, poulets, agneaux…, toute la basse-cour y passe, mes bras me font mal et je profite de la moindre pause pour me les masser, je dois tenir, surtout ne pas retourner en prison, mais il y a des jours où j’ai envie de tout faire exploser.

Avec la période des fêtes, nous avons beaucoup plus d’activité, des centaines de peluches souriantes à coudre chaque jour, 15 heures d’affilée, pour un bol de riz et quelques pièces, je n’ai même plus la force de jouer au foot avec les copains.

Avant, j’étais ouvrier agricole, mais les sécheresses ont tout brûlé, alors, comme mes amis, malgré les risques, je suis allé dans les mines, il y a beaucoup d’embauches, les exportations sont en pleine croissance.

On entend le pétrole passer dans les grands tuyaux, les chèvres sautent autour à la recherche d’un brin d’herbe, mais parfois des fuites se produisent, le terrain devient sale, et je dois les conduire plus loin.

Ce soir j’ai bien travaillé, je suis heureux, je vais pouvoir me payer un bon restaurant avec un grand vin, il me faut juste passer à mon appart me doucher et me changer ; sucer des bites ne me dérange pas, il y a juste ce goût de plastique qui devient désagréable à la longue, il faut que je trouve de meilleurs préservatifs.

Avant de partir, je dois lever et nourrir mes trois enfants, il faut qu’ils aillent à l’école à l’heure, qu’ils réussissent avec un bon métier, pas comme moi qui survit avec des ménages mal payés, mais bon, je préfère quand même être divorcée, mon mari devenait trop violent, et puis il dépensait l’argent en alcool et prostitués.

C’est fou tout ce qu’on trouve dans les poubelles des gens, le seul truc qui me gêne ce sont les capotes usagées, j’évite d’y toucher, on risque toujours de tomber sur une maladie dangereuse, je préférerais être conducteur de camion pour ne plus avoir de contacts avec les ordures et rester assis au chaud.

Le couteau ne doit pas dévier, il faut y aller franchement, au début je tremblais et j’avais envie de vomir, mais à présent je me suis bien désensibilisé, je tue les canards à la chaîne comme un automate, même ceux qui n’ont pas été correctement électrocutés, c’est toujours mieux que d’être à la rue ou de se prostituer.

Des petits boulots me sont indispensables pour vivre durant mes études universitaires, alors je fais le cobaye, cette fois-ci ce sont des somnifères que je dois tester, je suis payée pour dormir dans un grand lit confortable !, j’espère faire de beaux rêves.

Tous les soirs quand je me couche, je n’ai qu’un seul souhait, un seul désir, trouver un travail, trouver enfin un travail, chômeur ce n’est pas un métier.

David Myriam, 2009


Forum de l’article

  • Travail à tout prix Le 30 décembre 2017 à 09:19, par GRANGEON jACQUELINE

    C’est tout à fait le reflet d’une société injuste où certains doivent trimer, souffrir, tandis que d’autres comme ces jours ci, se gaver de mets que beaucoup peuvent à peine imaginer, travailler pour survivre et non pour vivre, englués dans les tracas quotidiens...même si cette satire est noire elle reflète une cruelle vérité. Tandis que le champagne va couler à flots pour les nantis, d’autres vont dormir sur un trottoir, une grille pour se réchauffer si elle n’est pas barricadée...tant que l’indifférence et l’intolérance persisteront et grandiront le monde ne pourra pas changer... Pourtant ici ou là des actions ont lieu, et font naître l’espoir... je suis peut-être trop vieille pour le voir un jour, mais je me persuade que peu à peu les consciences vont évoluer pur aller vers des jours meilleurs

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