La Grande Bifurcation

Nouvelle d’anticipation sur Crest, et le reste du monde

dimanche 20 août 2017, par David Myriam.

Je m’appelle Nandini, j’ai 16 ans et j’ai toujours vécu à Crest dans la vallée de la Drôme.
Mes parents se sont rencontrés ici. Je suis une métisse, ma mère est venue d’Inde et mon père d’Afrique noire. Je suis née dans un des nombreux habitats partagés du sud de Crest, au quartier Mazorel, là où d’anciens lotissements en béton ont été transformés en bâtiments bioclimatiques.
Mes voisins font aussi partie de ma famille, ils m’ont élevée avec bienveillance. Une grande part de mon éducation s’est faite dans les rues, avec les anciens et d’autres jeunes, et dans des ateliers et cours collectifs inter-âges.

J’adore flâner dans les rues verdoyantes de ma ville avec mes ami.e.s. On peut s’arrêter n’importe où sur un banc, au pied des grands arbres, dans les vergers, se poser sur les escaliers de la vieille ville. Il y a toujours du monde, des choses à voir et à faire, un coup de main à donner, on ne s’ennuie jamais.
On aime beaucoup se poser dans les jardins de la Tour, pour la vue et le calme, et aussi à l’ombre des berges fraîches de la Drôme bercées par le vent dans les peupliers. Depuis un an, la Drôme s’est remise à couler plus souvent, même l’été, c’est extraordinaire de voir toute cette belle eau scintillante rebondir sur les galets, c’est un spectacle magique.

Cette vie simple et fraternelle me rend heureuse, que pourrais-je désirer d’autre ? Quand je regarde des images du monde d’avant, avec ses gadgets électroniques à profusion et sa consommation effrénée, ça ne me fait pas du tout envie, je suis contente de n’avoir pas connu cette triste époque !

Je n’étais bien sûr pas née à l’époque de la Grande Bifurcation, elle a eu lieu un peu partout dans le monde entre 2018 et 2025. A Crest, 2020 a été une année charnière, marquée notamment par la victoire d’une liste démocratique aux élections municipales.
Durant cette période de sept ans, de nombreux peuples se sont révoltés contre leur système en place qui les menait à la ruine en entraînant les autres vivants dans la mort.
Suivant les régions, les facteurs déclenchants ont été différents : famine, dictature, catastrophe climatique ou écologique, précarité croissante, profits indécents des grosses entreprises multinationales, grave crise financière, pollution massive, lois impopulaires, etc. Souvent, ces facteurs étaient cumulés.
Ces gouttes d’eau ont fait déborder le vase, et partout les peuples ont imposé aux dirigeants politiques, banquiers, grands patrons et actionnaires la démocratie réelle, la sortie du capitalisme et de la course à la Croissance.

Dans une sorte de réflexe de survie générale, des émeutes, des manifestations (pas toujours « pacifiques »), des occupations de bâtiments et de terres, des blocages, des grèves massives ont éclaté et ont duré. En parallèle, ces peuples ont créé dans la vie quotidienne d’autres modes de vie, d’autres objectifs et structures sur les plans économiques et sociaux.
Les humains ont eu du mal à se rassembler et à s’organiser, mais les périls climatiques et écologiques, et la violence destructrice du capitalisme mondialisé, étaient tellement insupportables, que l’envie de tout changer ensemble a été plus forte. Mystérieusement, un sursaut de conscience, d’empathie, de volonté de coopération et de fraternité a balayé tous les anciens schémas verrouillés.
Ce fut d’autant plus facile et rapide quand les principaux instruments de propagande ont été fortement réduits : médias de masse, chefs politiques et religieux, publicité, influence étatique sur l’éducation, lobbies...
L’alliance des plus pauvres avec les classes moyennes a permis de construire une force sans précédent.

Jusque vers 2035, pendant une dizaine d’années, il y a eu encore de graves moments de pénurie, de chaos, mais la solidarité, l’enthousiasme général et l’entraide ont permis aux humains de les surmonter sans trop de difficultés ni de morts.
Cette période de chaos a même renforcé finalement la conviction qu’on pouvait très bien s’en tirer sans la tutelle et le paternalisme des Etats, des multinationales, des experts et autres prétendues élites.
Nombre de banques ont fermé, et n’ont jamais rouvert. La plupart des Etats ont été remplacés par des fédérations de mini-régions. L’argent accumulé dans les paradis fiscaux par les dictateurs et les multinationales a pu être récupéré et servir à dépolluer, à adapter les terres et habitats aux changements climatiques, à transformer complètement l’économie.
Ca a été une période d’activité intense tous azimuts !

Comme d’habitude, certains gouvernements et lobbies ont tenté de résister, en pratiquant la désinformation et en envoyant polices et armées pour réprimer les mouvements de transformation radicale. Mais cette fois, les peuples révoltés étaient bien trop nombreux et très déterminés, et ils avaient créé de gros médias autonomes ou occupé les médias de masse existants. De plus, parfois, de nombreux policiers et militaires, dont les femmes et les enfants étaient avec les dissidents, ont désobéi et rejoint des barricades et des lieux occupés.

2016 - Insurrection : tableau de David Myriam, 88x63cm

Mais cette période est tellement riche et complexe que je vais à présent me centrer surtout sur Crest, ma ville.
Voici dans les grandes lignes ce qui s’est passé ici.

2018-2020

C’est une période de tensions grandissantes, l’équipe du maire de l’époque Mr Mariton est de plus en plus contestée et mise en défaut, des débats publics virulents ont lieu sur l’écologie, l’économie de marché, l’emploi, le logement... De nouvelles initiatives, plus en rupture avec l’économie de marché, prennent naissance dans tous les domaines. Les activistes des questions politiques, écologiques, agricoles, économiques se mettent en lien et organisent des actions conjointes.
Il semble qu’un réseau d’activités auto-organisées, « Autonomie Crest », ait joué un rôle important de ferment d’autres possibles ces années là.
Un Front Social uni prend de l’ampleur dans la région, pour lutter contre les politiques néfastes du gouvernement Macron, il commence à imaginer d’autres voies, à susciter des convergences d’actions.

A Crest, un mouvement qui rassemble des habitants très variés s’inspire des processus politiques participatifs de Saillans et d’autres villages pour créer localement une vraie dynamique démocratique. Il organise des réunions publiques qui suscitent l’enthousiasme et le soutien d’un nombre croissant de crestois.

2020

Ce mouvement présente une liste indépendante qui remporte les élections contre le candidat de Mr Mariton et de En Marche (un parti politique éphémère dirigé par le capitaliste Macron, le président-roi de la France élu en 2017). Ce sont donc les crestois qui prennent directement la plupart des décisions pour leur ville. Ils se rendent compte de leur pouvoir créatif, et se mettent à imaginer et réaliser de nombreux projets.
Selon les historiens, c’est le véritable début de la Grande Bifurcation locale.

Le gros centre aquatique imposé par les anciennes équipes est abandonné, il sera remplacé par une petite piscine couverte peu gourmande en énergie.

2021

Un accident nucléaire majeur a lieu à la centrale vétuste de Pierrelatte. Des effluents radioactifs dangereux se retrouvent dans le Rhône et dans l’atmosphère. La Vallée de la Drôme a été heureusement peu touchée « grâce » au Mistral, mais cet événement tragique accélère les prises de conscience à Crest et dans toute la région.
Cette centrale ne sera jamais remise en route.
Les crestois s’investissent de la nécessité urgente de changements importants pour contrecarrer l’économie de marché et ses conséquences néfastes, pour diminuer très fortement les gaz à effet de serre et les pressions écologiques humaines.
Les commissions et groupes projets se multiplient dans la ville, en lien avec la nouvelle municipalité ou plus autonomes, sur pratiquement tous les sujets.

Parallèlement, les luttes contre le gouvernement Macron, devenu le symbole honni d’un système économique et politique archaïque et violent, s’intensifient et convergent. A l’image de ce qui a pu se passer dans des ZAD et s’ébaucher en 2016 lors de la lutte contre la loi « Travaille ! », les divers mouvements de contestation et de transformation collaborent activement avec les groupes libertaires. Les idées anarchistes et communistes, enrichies et transformées par d’autres courants, notamment écologistes et « décroissantistes », reprennent de la vigueur en ville comme dans les campagnes.
Nationalement, les répressions tentées par le biais des CRS sont submergées par des dizaines de milliers de personnes, certains agents des forces de l’ordre désertent. Une sorte de siège de Paris a lieu pendant plusieurs mois. Vu le soutien massif des français et le risque que des soldats désobéissent massivement, l’armée n’est pas envoyée, et l’ensemble du gouvernement Macron fini par démissionner.
Après un peu de chaos et une tentative de coup d’Etat menée par une coalition de droite et d’extrême droite dirigée par le sinistre Laurent Wauquiez, un gouvernement temporaire, comprenant des membres de divers partis politiques et de nombreux membres issus des luttes sociales et écologistes, est mis en place. Il est chargé d’organiser l’écriture d’une nouvelle constitution, et de susciter des structures véritablement démocratiques à tous les échelons.

Les interventions minables pour rétablir « l’ordre » lancées ou influencées par des pays voisins (aux prises à des phénomènes similaires) et des lobbies capitalistes sont décriées et échouent.

Ensuite, une grande canicule meurtrière a lieu en été et en automne, suivie de graves tempêtes en hiver sur les côtes. Ce qui aggrave le chaos, mais permet aussi des prises de conscience et l’engagement résolu pour la Bifurcation d’un nombre croissant de personnes.
A Crest, il paraît que de nombreuses toitures et tuiles se sont envolées dans de très forts vents tourbillonnants !

2022

Un grand projet collectif pour transformer Crest est lancé. Pendant plusieurs mois, de très nombreux crestois motivés se retrouvent dans leurs quartiers pour imaginer leur avenir et celui de la ville.
La mise en oeuvre commence par :

  • la transformation des transports et de la place des voitures
  • la création de plusieurs coopératives de production à but non lucratif, pour relocaliser et maîtriser l’économie
  • le développement de productions maraîchères autour de la ville, pour nourrir les crestois et les cantines collectives. Ces productions étant distribuées hors des règles marchandes habituelles

Au niveau national de nombreuses mesures d’urgence sont prises par le gouvernement temporaire. La nouvelle constitution crée un pays fédéré où la démocratie s’exerce du bas (les mini régions très autonomes) vers le haut (la fédération française), où les Biens Communs priment sur les marchés et la propriété.
Les gros médias, notamment les chaînes de télévision, contrôlés par les peuples, éliminent la publicité et deviennent des lieux de débats, d’éducation populaire, et sont ouverts à la libre expression de tous les courants d’idées.
Ce qui accélère les Grandes Bifurcations locales vers la démocratie et la sortie de l’économie de marché, et pour la création d’une autre économie, solidaire et soutenable.

2023

Les crestois changent leurs modes de transport, une émulation a lieu avec les villages voisins, Eurre, Aouste, Saillans... et c’est toute la Vallée qui se transforme.
De nombreuses pistes cyclables et piétonnes sont créées dans la ville, ainsi que des transports en commun. Quelques ânes et chevaux prennent aussi leur place.
On met à disposition un grand nombre de vélos en accès gratuit.
Avec plusieurs associations de covoiturage et d’auto partage, la ville met à disposition à bas coût un parc varié de véhicules divers, depuis la voiturette jusqu’au fourgon et mini bus.

Les services des eaux, comme tous les services collectifs, sont municipalisés.
La mairie, en vertu de nouvelles lois, commence à réquisitionner divers bâtiments abandonnés.
Le « centre d’art » municipal et privé place du Champ de Mars est transformé en maison des associations et en lieu d’expression pour tous.
La ville facilite l’installation de petites éoliennes nouvelle génération, même la Tour en compte une petite !
Des alternatives végétaliennes sont proposées aux menus de toutes les cantines collectives. Le végétarisme progresse fortement chez les jeunes.

Au niveau national, le gouvernement est remplacé par une confédération d’instances régionales autonomes. C’est la fin de l’Etat français.
Au niveau international, de plus en plus de pays adoptent la même nouvelle monnaie, non spéculative, alors que de nombreuses petites régions expérimentent des échanges sans monnaie. La coopération et l’entraide se développent entre les peuples, les occidentaux apprennent beaucoup des peuples Premiers, qui sont à présent des références philosophiques mondialement reconnues.

2024

A Crest, assez vite, le nombre de voitures est divisé par cinq (et ça continuera de baisser ensuite), et presque tout le monde en est heureux ! Ce qui permet de transformer plusieurs parkings en parcs avec potagers et vergers : le cours Joubernon, les parkings autour du Kiosque, la place des Moulins, les parkings de Carrefour Market (entre temps devenu un supermarché coopératif bio à but non lucratif) et de l’ex Casino (il a brûlé lors d’une révolte en 2021), des parkings du Grand Valla, des Arbres Ecrits et de la Prairie, et d’autres encore.
Ensuite, toutes les rues du centre ville et la plupart des rues secondaires des autres quartiers deviennent petit à petit piétonnes. Il est juste conservé un accès voiture pour les personnes handicapées, les secours et certaines livraisons.
Cette réussite majeure a permis de dynamiser les autres projets.
Ensuite, de nombreuses rues sont végétalisées, on y installe des treilles avec des kiwis, du raisin, du jasmin, etc. Ca fera de la nourriture et de la fraîcheur appréciable en été.

La place de l’Eglise est entièrement réaménagée. Les énormes blocs décriés sont enfin enlevés et remplacés par des bancs et plantations de fleurs et comestibles. On y installe des panneaux d’expression libre, les bars et magasins fermés ou qui ne faisaient plus recette sont remplacés par des « magasins » coopératifs, des lieux d’exposition et d’expression publique. La place devient beaucoup plus vivante, tous les jours, toute la journée.
D’autres lieux dédiés à la vie publique, où les habitant.e.s peuvent se rencontrer et agir librement sans avoir à consommer ou à demander d’autorisation à la mairie, se développent dans chaque quartier.

L’été 2024 a malheureusement connu un incendie dévastateur dans la forêt de Saou, qui semble avoir démarré dans une zone de buis desséchée à cause de la Pyrale. Le ciel de la vallée était noir, poussées par un fort vent du Sud, des cendres retombaient sur la Vallée, les rues de Crest étaient noires et Saou a du être évacué temporairement. Ce fut aussi un événement marquant qui a fini de convaincre les plus rétifs à admettre le changement climatique d’origine humaine en cours.

2025

Les coopératives à but non lucratif sont un succès, on en compte à présent dans tous les secteurs d’activités ou presque. Elles rejoignent les nouveaux réseaux « associatifs » dédiés à l’autonomie et l’autogestion, la décroissance, la sobriété et le bien vivre, l’écologie sociale.
Résultat, de plus en plus de personnes ont des activités sur Crest, et n’ont plus besoin de se rendre à Valence.
Les bâtiments et hangars abandonnés dans le centre ville ou dans les zones artisanales sont petit à petit repris, avec des chantiers participatifs et des techniques écologiques. Certains sont transformés en habitats partagés.
L’Usine Vivante (un tiers lieu né vers 2016) abandonne son modèle d’entreprenariat vert et collaboratif pour devenir une coopérative à but non lucratif, elle devient alors un des pôles de l’économie non-capitaliste locale.
Tous les projets de lotissements et de nouvelles zones artisanales ont été gelés.

Les échanges économiques sur la région de Crest se réalisent souvent sans l’utilisation d’argent, les emplois à temps partiel se multiplient, ainsi que la réorganisation des services sociaux (crèches, garderies, transports, horaires de travail), afin que tout le monde puisse avoir la possibilité de participer sereinement à la vie sociale et politique.

Les espaces potagers, collectifs ou partagés, augmentent, les anciens crestois montrent l’intérêt de techniques traditionnelles tandis que les plus jeunes amènent les méthodes de la permaculture (qu’on commence aussi à appliquer dans d’autres domaines). On crée des serres semi-enterrées pour mieux résister aux hautes températures et des réservoirs pour garder les pluies d’hiver et d’orages bien utiles aux saisons de plus en plus sèches.

Par soucis du sort des animaux et pour des raisons écologiques, le nombre de crestois végétaliens augmentent fortement, soutenus par une agriculture locale adaptée.
Petite révolution locale, la Défarde, ancienne spécialité crestoise (aujourd’hui disparue) à base de tripes d’agneaux et de pieds d’animaux, n’est plus mis en avant par la ville, elle est remplacée par des créations de jeunes chefs crestois qui ne cuisinent que du végétal.

2025, c’est aussi l’année où s’intensifie une réflexion générale sur l’immobilier et l’habitat, avec une remise en cause croissante du zonage et de la propriété privée. Ce fut l’occasion de débats riches et passionnés !

Suite à la diminution continue du nombre de voitures, de nombreux garages situés au rez de chaussée servent à d’autres usages : ateliers, garages à vélo, rangement d’outils de jardin, lieux d’exposition, cantines, dortoirs durant les canicules, etc.

Place des Moulins, les bâtiments abandonnés ont été transformés en coopérative d’habitants avec des petits ateliers pour artistes et artisans au Rez de chaussée. D’autres locaux au centre ville reprennent vie avec des productions artisanales, des réparateurs/bricoleurs, etc.

Fin 2025, suite à des sécheresses dramatiques et des tempêtes violentes sur la planète, de nombreuses personnes ont du quitter leurs pays : Bangladesh, Inde, certaines îles du Pacifique, certains pays du Golfe persique ou du Maghreb. Comme d’autres villes, Crest a donc accueilli de plus en plus de réfugiés climatiques.
Mes parents sont arrivés dans une vague ultérieure, ils se sont rencontrés à Crest dans un cours d’apprentissage du français et de la nouvelle langue internationale.

D’après les anciens, après la longue et grise « ère Mariton », Crest s’est donnée une nouvelle vie, et a fait partie des villes françaises les plus actives dans la Grande Bifurcation.
Elle a d’ailleurs servi de modèle pour d’autres communes, et recevait des visites de toute la France, et même de délégations étrangères !

Je ne vais pas détailler la suite, les historiens s’en chargeront.
Revenons à mon époque, au présent.


Crest en 2060

D’abord, au niveau mondial, grâce à la sortie rapide du capitalisme et de la Croissance, grâce à la démocratie réelle qui a grandit partout, la Terre et ses habitants sont beaucoup mieux pris en compte, et les résultats sont là !
Le CO2 diminue dans l’atmosphère, le permafrost ne fond plus et même se reconstitue, la température et le climat arrêtent de se détériorer et même commencent à se stabiliser dans certaines régions.
Dans de nombreux pays les classes sociales s’estompent, les différences entre riches et pauvres aussi. Le modèle de la pseudo réussite par l’argent, les possessions matérielles, la consommation et l’avoir a quasiment disparu. On valorise plutôt l’épanouissement des individus, pour eux-mêmes et pour les collectivités, la satisfaction des besoins réels.
L’égalité de droits concrète des humains de tous les pays, l’égalité réelle pour les filles, progressent fortement.
Grâce au contrôle des gros médias et à la Bifurcation de l’économie, les aliénations diminuent, les humains ne sont plus dans la course au travail et la compétition. La vie collective, la liberté personnelle, les services et l’entraide généralisée sont valorisés et permettent à chacun de bien vivre.

A Crest, après de nombreuses étapes et hésitations, les transformations radicales et rapides se sont poursuivies, poussées par l’intelligence collective et l’élan créatif général.
Voici le Crest d’aujourd’hui, celui que je connais.

C’est une ville de 12 000 habitant.e.s, qui a grandi avec les réfugiés venant des grandes villes françaises et de pays étrangers.
Cet afflux de nouveaux crestois a pu être absorbé sans grignoter davantage de terres agricoles. Tous les anciens lotissements, les immeubles et la plupart des maisons individuelles en béton ont été transformés. D’après d’anciennes photos satellites, je constate même qu’il y a beaucoup plus de verdure actuellement alors qu’on a davantage de résidents.
Grâce à l’assouplissement des règles de la propriété privée, de l’urbanisme et à des chantiers participatifs géants, les maisons anti-écologiques, inadaptées et ruineuses ont été transformées en bâtiments bioclimatiques. Certaines ont été détruites, mais la plupart ont été isolées par l’extérieur, reliées, étendues, et converties en habitats partagés.
C’est au quartier Mazorel qu’ont été créés les premiers logements collectifs semi-enterrés de la région. J’habite d’ailleurs à présent dans un de ces bâtiments, et je trouve ça très confortable.

Le centre ville ancien a bénéficié aussi de grandes transformations. Les puristes de la préservation des architectures anciennes n’ont pu résister face aux nécessités vitales. A présent, on a partout des panneaux dédiés à l’eau chaude solaire (servant parfois aussi au chauffage), au photovoltaïque nouvelle génération (avec photosynthèse et matériaux peu onéreux recyclables). Les rues ont plus de lumière, il y a des plantes partout, les façades sont végétalisées.
Bien entendu, les toilettes sèches sont partout la norme, il n’est même pas envisageable d’utiliser de l’eau pour les WC ! Sauf dérogation spéciale, c’est d’ailleurs une infraction.
L’eau de pluie des toitures, si précieuse, est stockée partout dans des cuves pour notre eau potable.
Les eaux grises (issues des lavabos et douches) passent par des systèmes de phytoépuration, et rejoignent l’eau de pluie qui tombe dans les rues dans des bassins de toute taille qui serviront pour l’arrosage.
Nos bâtiments n’utilisent pratiquement pas de climatisation ni d’énergie pour le chauffage (il faut dire que les hivers sont généralement très doux), et toute l’eau chaude est solaire.

La Tour n’est plus un musée ou une simple attraction pour touristes, mais accueille de nombreux événements, des repas, des activités artistiques. L’été on vient y prendre le frais.

Dans la campagne alentour, et même dans Crest, des logements légers, éphémères ou mobiles sont installés autour des hameaux existants ou en complément. Ce fut une longue bataille menée entre autres par l’association Halem avant 2050.
Ces logements permettent de faire vivre des coins un peu isolés, de faire fructifier les terres partout et d’éviter la saturation du centre ville. D’ailleurs, de nombreux crestois y séjournent lors des périodes agricoles intenses pour aider les agriculteurs résidents. Depuis la fin de l’agriculture industrielle et la réduction de la mécanisation, on a besoin de plus de main d’oeuvre dans les champs. Ce sont souvent des moments de fêtes et de rencontres. J’adore séjourner dans une cabane et travailler la terre avec plein de monde !

A Crest, comme partout en fédération française, la plupart des logements et des bâtiments dédiés à la production sont en propriété collective, avec plusieurs grandes coopératives regroupant de nombreux habitant.e.s. On ne connaît pas la spéculation, les prix chers, l’angoisse de trouver à se loger ou de se faire expulser. Tout résident bénéficie d’un droit d’usage. Tout le monde s’entraide pour améliorer l’immobilier. Les logements sont tous beaux, originaux, confortables, adaptés au climat.
La plupart des façades et toitures ont été badigeonnées en blanc ou en clair, un peu comme les anciens villages grecs, pour mieux réfléchir la chaleur solaire.

Comme partout dans la fédération, tout le monde peut bénéficier de toute sorte de formations et aussi de cours collectif inter-âge. En plus des matières générales, on y apprend notamment l’autonomie, la pensée critique, les techniques de coopérations et d’organisation collective, la démocratie directe active. Ces cours sont ouverts à toute sorte d’intervenants et comportent aussi énormément d’ateliers pratiques dans toutes les disciplines. Chacun est tenu de s’initier au minimum aux savoirs de base tels que : petite mécanique vélo, permaculture, auto-construction, organisation collective et prises de décision, production énergétique et habitats bioclimatiques.
En plus des enseignants « professionnels », chacun peut partager ses savoirs aux autres, l’enseignement est à dimensions multiples.

Les jeunes crestois, et aussi les autres, sont incités à séjourner au moins une fois par an (un mois ou plus) à l’étranger ou dans une autre région. Il ne s’agit pas de faire du tourisme, mais de participer activement à toutes les dimensions de la vie locale comme n’importe quelle personne du coin pour découvrir d’autres cultures et modes de vie.
Souvent, ça se fait sous forme d’échange d’un nombre de personnes similaire.
Personnellement, j’ai adoré me rendre dans diverses région d’Europe, et aussi dans les pays d’origine de mes parents. Ca m’a permis de prendre du recul par rapport à certaines habitudes culturelles et traditions.

Bien que l’humanité ait pu de justesse empêcher un emballement mortel du climat grâce à la Grande Bifurcation, à Crest on connaît régulièrement de longues canicules, avec assez souvent des pointes à 45° et plus ! A ces moments-là j’apprécie la (relative) fraîcheur des rues, avec les plantes et les fontaines qui coulent à l’ombre.
Autour du centre, j’adore circuler à vélo dans les « corridors de fraîcheurs », des voies entourées d’arbres, d’arbustes, d’arbres fruitiers, avec aussi parfois des palissades végétalisées pour couper les vents dominants.
On peut y grappiller des fruits mûrs presque en toute saison, j’apprécie particulièrement la période des kakis et des figues.

Une fois par semaine, je vais aider aux maraîchages coopératifs Saleine situés autour de l’ex Mc do. Il avait fait faillite m’a t-on dit en 2030 et à présent, complètement transformé, il sert de bar associatif, avec atelier de transformation de légumes et lieu de dépôt.

Régulièrement, je tiens des permanences dans un des centres d’approvisionnement de quartier : les « graticoops ». Chaque habitant peut y prendre ce dont il a besoin. Les coopératives de production locale et aussi des artistes & artisans, viennent y déposer leurs produits.
On y trouve aussi de multiples services de « particuliers ».
Pour la plupart des produits, il y a souvent une surabondance, alors on en donne à des villages voisins ou on diminue la production.
A présent, on a presque réussi à éliminer toutes les sortes d’emballages jetables. Les récipients en verre sont réutilisés et tout le monde vient avec des boites et cabas.
Comme les échanges ne sont plus régis par la pub et l’économie de marché, et que la plus grosse part des produits viennent du local, c’est facile de se passer des suremballages et autres « packaging » clinquants.

Je pourrais aussi vous parler des chariots à bras pour transporter les lourdes charges dans les rues, ou de l’atypique monte charges à eau qui relie le centre au bas de la Tour grâce à une source.

Comme tous les habitant.e.s, j’aime aussi participer à la démocratie locale, aux assemblées de quartiers et aux « groupes d’action co ». Cette année, je vais même commencer à participer aux assemblées intercommunales.
Comme je pratique tout ça depuis la naissance, ça me semble naturel et facile. La plupart du temps, les réunions et décisions sont fluides. Des anciens m’expliquent que dans le temps c’était en revanche beaucoup plus houleux, les égos et intérêts s’affrontaient parfois violemment, il a fallu apprendre l’intelligence collective, à travailler ensemble, à se comprendre, à trouver les idées qui plaisent à tout le monde, à savoir reconnaître la meilleure voie pour créer et renforcer les Biens Communs, etc…

C’est comme pour la réorganisation du travail et de l’économie. Au début, ce fut très tendu dans la région, propriétaires et bourgeois s’accrochaient à leurs privilèges, les autres avaient parfois peur de la nouveauté, mais à présent plus personne ne songe à revenir au « marché de l’emploi », à la « spécialisation des tâches », à la fameuse « création d’emploi », à la « compétitivité des entreprises », au marketing, à la Croissance, à la course au profit et autres folies du monde d’avant.
La fin de l’ancienne économie a libéré des tonnes de créativité, d’enthousiasme, de liberté, de coopération. Les énergies ne sont plus gaspillées dans la concurrence et la quête du profit ou du pouvoir, dans le coût de la publicité, dans les pseudo-régulations, les assurances et les banques, le commerce marchand, le productivisme etc…

Ici à Crest, tout le monde est tenu de fournir des heures chaque semaine pour les activités de production, en tenant compte bien sûr de l’âge et des capacités physiques. La plupart des tâches sont partagées et exercées à tour de rôle. Parfois, on doit quand même travailler dur, mais avec la bonne ambiance et l’auto-organisation ça se passe très bien.
Ensuite, chacun.e a largement le temps d’exercer diverses activités plus libres et personnelles, de participer à la vie démocratique, et aussi de ne rien faire de particulier.
Il n’y a plus de salaires, ni d’employés, ni de patrons, on n’a plus de monnaie ni de banques, la dernière a fermé en 2045. Chacun.e participe à la vie collective et dispose « gratuitement » de tout ce dont il a besoin. A part quelques personnalités un peu dérangées, plus personne ne pense à accumuler des marchandises ou à s’accaparer un Pouvoir quelconque.
Nul besoin de coercition car dans ce cadre les humains aiment s’activer. Les quelques rares « feignants » qui ne font pas grand chose ne posent pas de problème, et la solidarité joue pour les personnes trop handicapées et les grands anciens.

Le principe de l’argent ne manque à personne, à part quelques anciens qui n’ont pas pu/voulu se défaire de leurs habitudes. Les jeunes comme moi qui n’ont pas connu les Euros ni l’économie de marché sont choqués d’apprendre qu’avant, tout objet, tout service avait une valeur arbitraire et subjective en fonction d’un marché de l’offre et de la demande où les inégalités des classes sociales étaient perpétuées, et même souhaitées !
Dans les siècles passés, de nombreuses personnes passaient ainsi leur temps à ruser pour acheter au moins cher et revendre à d’autres au plus cher pour faire un bénéfice, si besoin en arnaquant leur voisin et en polluant la Terre, c’est incroyable !
Même en France, il y avait des millions de pauvres qui galéraient pour tout alors que d’autres gaspillaient les ressources dans une opulence matérielle absurde.
Heureusement, tout ça est à peu près fini, les urgences climatiques et écologiques ont eu un effet salutaire.


A Crest, le soir, je me rends souvent avec des ami.e.s à une des guinguettes du quai des Maronniers ou de la rive Gauche. On trouve toujours des concerts et des spectacles intéressants, j’aime bien chanter aussi lors des scènes ouvertes, l’ambiance est fantastique, on rencontre plein de personnes différentes, j’y croise même encore des inconnu.e.s.
La nuit, quelques lampes solaires se reflètent sur l’eau, sur les arbres, la lumière est magique, surtout quand le ciel est clair, rempli d’étoiles.

Assise près de la rivière, je songe parfois aux personnes qui se sont levées pour faire naître la Grande Bifurcation, qui ont du travailler dur, subir la répression policière, l’incompréhension et les moqueries de certains, et je les remercie chaleureusement. Grâce à elles toutes, l’avenir semble s’éclaircir pour de bon ici en 2060, les catastrophes climatiques et écologiques s’atténuent, l’humanité semble enfin être un peu en paix avec elle même, et Crest est belle !
Quand je croise l’une d’entre elle au coin d’une ruelle, je l’interpelle en rigolant avec un « merci Ô sauveureuse de l’humanité », et il ou elle sourie.

David Myriam, août 2017

P.-S.

- Cette nouvelle utopique est en miroir de ma nouvelle noire et réaliste « Extinction ».
A nous d’agir massivement dans les années qui viennent pour que la vie en 2060 ressemble plutôt à celle de la Grande Bifurcation au lieu de laisser advenir l’avenir très sombre qui est fort probable pour l’instant.


Forum de l’article

  • La Grande Bifurcation Le 7 novembre 2017 à 11:48, par David Myriam

    Présentation d’un livre sur Reporterre : Le roman d’anticipation « Entropia, la vie au-delà de la civilisation industrielle », de Samuel Alexander, campe une communauté insulaire qui a mis sur pied une économie indépendante des énergies fossiles. Un plaidoyer convaincant pour la décroissance et pour la préparation aux chocs (économiques, climatiques, politiques) à venir.

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  • La Grande Bifurcation Le 27 août 2017 à 17:32, par grangeon jackie

    bravo pour cette grande bifurcation à 71 ans peut-être verrais-je 2025 mais encore pas sûr, mais il y a tant de choses dans ce texte que je souhaiterais voir se réaliser une prise de conscience collective, une réelle union entre toutes celles et tous ceux qui aspirent à un monde meilleur, une démocratie directe et active, plus de solidarité, d’échanges, de partages. Plus de respect de la vie, de protection de la nature, Arrêter la course au profit, l’amas de richesses pour toujours les mêmes, la compétitivité, le marketing œuvrer pour le bien-être de tous.. j’avais écrit un petit poème qui disait un peu cela. Frappée par la maladie d’un proche et un deuil j’ai arrêté d’écrire.. Mais je veux croire que des choses positives vont jaillir ici ou là et faire grandir l’espoir.

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    • La Grande Bifurcation Le 28 août 2017 à 17:30, par David Myriam

      Merci. Je suis heureux que le texte plaise.
      Pour l’instant ce n’est malheureusement pas la direction prise par les société humaines, mais à nous d’être rapidement plus nombreux-ses à pousser dans ce sens utopique, et puis des événements imprévisibles peuvent se passer qui donnent un coup de pouce et accélèrent les choses...!
      Et comme vous dites, une union (au moins une forte mise en lien et coordination) entre utopistes de tout poil pourrait grandement aider.

      n’hésitez pas à publier vos poèmes sur Ricochets pour nous en faire profiter quand le coeur vous en dira.

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  • La Grande Bifurcation Le 20 août 2017 à 20:23, par Virago

    Bonjour

    J’aime beaucoup cette nouvelle utopique, mais je trouve qu’il y a un manque de respect.
    En effet, depuis quelques temps notre maire tient absolument à ce que l’on dise « ancien ministre ». C’est une sorte d’obsession, de fixation. C’est arrivé après ses nombreux échecs politiques. Il est un peu déboussolé .
    C’est facile à comprendre . Avant Il avait 2 titres : maire et député.Maintenant il n’en a plus qu’un : maire. Pour que ça fasse 2 il a ressorti du placard « ancien ministre ».
    Donc, au lieu de dire« l’ancien maire Mr Mariton », j’aimerais que l’on dise « l’ancien ministre Mr Mariton ».

    Merci.

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