Grand débat national - Le pouvoir face au grand loto des mots

Brigade d’Intervention Linguistique

lundi 14 janvier 2019, par janek.

Ainsi apprenons-nous par voie de presse que le Président demande la mise en place d’un Grand Débat National pour « mieux comprendre » le mouvement et les « revendications » des gilets jaunes.

Ce qui au fond revient à dire et à faire ce à quoi s’essaient les plateaux TV, radios et journaux depuis deux mois, à savoir tenter de répondre à la question qui les (journalistes et présentateurs, membres du gouvernement) taraude le plus : « mais au fond, qu’est-ce qu’un gilet jaune ? », ce qui en dit bien plus sur eux que sur le porteur du gilet en question.

Aussi, on peut considérer ce « débat » comme la continuation d’un grand phénomène d’ethnologie aux relents XIX°istes, et devrait-on dire plutôt de zoologie, exercé par les classes dominantes et les gouvernants sur les plus dominés et démunis d’entre nous.

Je propose donc de requalifier ce grand débat en grande enquête zoologique de la France du XXI° siècle, sous-titrée A la recherche du pauvre, dont la question subsidiaire serait non pas « qu’est-ce qu’un gilet jaune ? » mais plus précisément « qu’est-ce qu’un pauvre ? » , et de réécrire le grand appel du gouvernement, à tout le moins d’E. Macron, en « Mon brave, apportez-moi un gueux, que je l’observe. »

Certains se sont bien rendu compte qu’ils avaient perdu, consumé la plus grande partie de leur vie en cocktails et mondanités, goûters et dîners en ville, et ont décidé en toute hâte, avec la plus grande urgence, face à l’imminence de la mort qui frappe à la porte de liège, d’écrire A la recherche du temps perdu.

D’autres, se rendant compte qu’ils étaient aussi passés à côté de quelque chose, mais sans pour autant savoir vraiment dire à côté de quoi ou de qui, ni se rendre bien compte des implications et du mouvement rétrospectif que cette prise de conscience eut dû impliquer (si tant est que prise de conscience il y eût, et cela, justement, je ne le crois pas) sur leur petite personne, ont décidé plutôt d’aller à la recherche du peuple perdu, du pauvre perdu, du gueux de nos jours. N’est pas Marcel Proust qui veut !

Aussi, c’est sans se presser et sans prendre la plume que le Président et ses amis lancent cette grande opération de communication, mais plutôt en s’entourant d’une armée de gendarmes mobiles (doux retour des licteurs ?), de CRS, de membres de la BAC. Ou peut-être pas, puisque nous savons désormais qu’insignes et brassards circulent comme des petits pains, s’échangent comme des cartes Pokemon au plus fort de la récré, c’est-à-dire que l’habit ne fait pas le moine, pas plus que la matraque ne fait le policier.

Il est à noter enfin que cinquante ans après mai 68, un gouvernement choisit de nouveau la droite ligne du Général pour mater la chienlit à la matraque tout en disant « Je vous ai compris ». A quelques galons près, le gouvernement chanterait-il « Maréchaaal, nous voilà ! » ? Il y pense peut-être, méfions-nous, n’oublions pas.

Les termes requalifiés, intéressons-nous maintenant à cette drôle de dégringolade que semblent subir et le gouvernement et les médias sur le grand escalier de la surprise. Passer de Charybde en Scylla, disent-il ? Je ne crois pas. Cette surprise rejouée chaque jour (et peut-être sincèrement éprouvée, catastrophe) ne dit rien du sujet –la révolte- dont ils (membres du gouvernement et médias) prétendent parler, mais dit tout ou presque de ces individus pris d’étonnement, de leur bulle, de leur méconnaissance du monde, de leur ignorance crasse et de leur mépris pour tout ce qui n’est pas eux.

Un étonnement donc qui n’a pas lieu d’être après cinquante ans (que dis-je ? plus !) de mise en place de politiques néo-libérales, et de grande entreprise de trahison du peuple par la gauche.

Aussi, plus que d’étonnement, c’est bien d’aveuglement qu’il s’agit et qui aujourd’hui atteint une limite, celle du principe de réalité que les parangons du pragmatisme libéral, chantres du rationalisme, devraient pourtant bien connaître, eux qui se réclament de la fourmi comptable, les pattes sur terre.

Hé oui, la fameuse goutte de trop ! En l’occurrence, goutte d’arrogance et jus de mépris. Un inconscient débridé (des communicants auraient dit une parole décomplexée) craché à la face d’individus déjà à terre. Individus exploités, infantilisés, écrasés, et maintenant méprisés et humiliés. Individus dont « les affects de crainte » ont alors été instantanément convertis en « affects de haine » : naissance de l’indignation (pour reprendre les mots de Frédéric Lordon dans son essai Capitalisme, Désir et Servitude). Le point de non-retour a été atteint. Insupportable est donc la surprise des dominants, qui ont beaucoup de trains de retard, et qui est bien plutôt le signe d’un aveuglement. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, d’être gouvernées et informées par des aveugles ? Allons-voir plus avant, explorons ce que cet aveuglement dit d’eux.

Plusieurs médias allant du Monde à BFMTV disent des gilets jaunes qu’il s’agit d’un mouvement nouveau et protéiforme, expression d’une « grogne » sociale -revoilà la zoologie - émanant de groupes hétérogènes et sans leaders, et donc « difficile à appréhender ». Etranglement d’horreur en entendant une chose pareille, hoquet de honte.

« Changez de métier ! et ouvrez les yeux ! », leur répondrait un individu sensé.

Si ce n’est pas justement le propre du métier de journaliste que d’aller au contact du réel, du monde et des individus qui le peuplent et qui chaque jour s’agitant en tous sens produisent ce qui fait la matière de ce que l’on pourrait appeler « l’actualité », alors je ne sais pas ce qu’est un journaliste.

Ou bien, et ce n’est là bien sûr qu’une hypothèse toute personnelle, j’ai une idée vaguement juste de ce qu’est ce métier, et je me vois donc obligée d’en conclure que ces individus n’ont du journaliste que le micro.

Décidément ! Après les moines qui n’en ont que l’habit, les policiers que la matraque, les journalistes que le micro, nous voilà cernées par les apparences trompeuses. Serait-ce le signe que notre société fonctionne grâce à ces individus qui n’ont d’une fonction que les attributs ? Autrement dit, que nous vivons entourés d’imposteurs ?

Un journaliste qui porte micro pour remplir à la hâte un papier et produire des images sensationnelles et ainsi se faire repérer pour intégrer une salle de rédaction ? Oui. Il en va de même pour ce policier qui frappe, là pour montrer et exercer son pouvoir, là pour exercer sa volonté de puissance, son désir de dominer, de frapper et d’humilier l’autre en toute impunité, mais là surtout pour se distinguer. De qui ? de l’autre qu’il frappe, de l’autre dont le journaliste pense qu’il « grogne », de l’autre dont le Président pense qu’il doit être l’objet d’un dispositif de communication et de répression pour rentrer dans le rang.

Mensonge des journalistes, violences policières, corruption de l’Etat : signe de la dérive, signe de l’imposture, et symptômes d’une gigantesque volonté de distinction, alors ?

Ce serait le dernier temps de notre requalification des termes au grand loto des mots : serions-nous face au fond, et encore une fois, à une affaire de distinction ? Affaire mue par une peur première et primaire d’être, pour ces imposteurs, disons-le, poussons plus loin l’hypothèse, un plouc ?

Et qu’est-ce qu’un plouc sinon l’autre que l’on juge moins bien que soi, l’habitant du plus petit bourg que le sien propre, que l’on juge rustre, « l’invisible », celui qui n’aurait pas de fonction et donc pas de pouvoir, le dominé, en somme ?

Vérifions : président et politiques portent le costume, mais aucun ne remplit sa fonction, à savoir représenter des électeurs, défendre l’intérêt général. Au contraire, tous SE représentent, défendent leur intérêt personnel, sont donc là par ambition, carrière, amour du pouvoir, hybris, et non pour la seule raison pour laquelle ils devraient être là, pour incarner provisoirement une fonction politique. Etre là pour l’Autre, et non pour soi.

Une maxime alors, à adresser lors de cette enquête zoologique, aux gouvernants et aux médias : ils oublient d’une part que nous sommes tous le plouc de quelqu’un, et d’autre part, qu’ils ne sont nécessaires à personne, si ce n’est à eux-mêmes.

Après ce voyage instructif au pays des mots, nous savons :

1°) Que nous faisons l’objet d’une enquête zoologique ;

2°) Que nous faisons face à un vaste groupe d’imposteurs aveugles ayant peur d’être des ploucs, et au profit duquel est menée ladite enquête ;

3°) Que nous pouvons en tirer les conséquences suivantes : tenir, définir, documenter, manifester, toujours.

Brigade d’Intervention Linguistique


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