Dialogue entre survivants

2120, quelque part dans le Nord de l’Europe...

jeudi 19 juillet 2018, par David Myriam.

Nouvelle d’anticipation

C’est l’automne, de petites pluies reviennent par intermittence, quelques groupes réinvestissent la petite ville pour passer l’hiver au sec.
C’est le soir, entre les immeubles délabrés et vides, une petite fumée âcre s’échappe de dessous une dalle de béton.
Des débris de plastiques et de vieux meubles brûlent dans un poêle bricolé et chauffent de l’eau dans une marmite.
Du fond de la rue encore encombrée de carcasses de voitures rouillées, une femme s’avance, elle rejoint le petit groupe accroupi autour du feu. Nous sommes maigres, nos gestes sont lents, mesurés, nos yeux sont souvent ailleurs.
Elle dépose sur la table un rat mort, quelques insectes et une poignée de feuilles encore vertes. Un petit trésor qui améliorera l’ordinaire des repas du lendemain.

Pour occuper la soirée, un jeune lance le rituel, il prend une pochette de son sac et en sort un vieux téléphone portable. La peinture de l’appareil est toute craquelée et son écran est fendu, mais c’est un des rares qui fonctionne encore dans cette zone, il le branche et l’allume. Une petite musique incongrue annonce le démarrage.
Le mobile passe de main en main.
Certain.e.s, trop fatigué.e.s, ou n’ayant pas envie de revoir ça, passent leur tour. Pour les plus ancien.e.s, qui ont mieux connus les restes du monde d’avant, c’est plus douloureux, souvent iels versent une larme.
Les yeux scrutent tout particulièrement les photos de verdure, de fleurs, d’oiseaux, de pavillon heureux, de jolies rivières. Une vieille maugrée : « Vire moi ça, ça me rappelle trop Soleil Vert ». Les plus jeunes, même s’ils n’ont pas vu le film, comprennent, compatissent, la vieille leur a tellement raconté ce film des années 1970 que lui avait fait découvrir ses parents.
Quand l’écran vacille, une jeune s’adresse à la personne préposée à la production électrique du soir : « Pédale plus vite ! »
A défaut d’autre chose, ils regardent aussi des vidéos de la grande fiesta de la coupe du monde de football 2018 gagnée par la france. Des corps en bleu-blanc-rouge qui exultent, qui dansent et boivent au milieu des klaxons, insouciants, ou qui tentent de tout oublier ?
Devant ce spectacle incongru, des commentaires amers éclatent :

« Ah, s’ils étaient bougés le cul pour l’insurrection autant qu’ils le faisaient pour la fête, le foot, la bière et les concerts... »
« Si les classes moyennes et les autres s’étaient occupées d’arrêter pour de bon le délire... »
« La plupart s’illusionnaient dans le développement durable, dans les pressions sur les accords non contraignants entre états ou la foi dans l’innovation technologique repeinte en verte ! »
« Tu parles, les masses étaient complètement aliénées, et ne pensaient qu’à se faire leur place dans la grande machine à tuer, à avoir à tout prix leurs miettes en plastoc du gâteau pourri ! »
« Les Drugciv [*] n’ont pas été foutu d’arrêter leur délire, jusqu’au bout ils ont cramé le charbon et les forêts. Les petites oasis dérisoires n’ont pas tenu longtemps quand le climat a vraiment basculé. »
« Ces enfoirés de bâtards du 20e et du début du 21e siècle aurait quand même pu écouter les anarchistes et les écologistes radicaux ! Ces lâches et feignants savaient pertinemment ce qui allaient arriver, les infos étaient disponibles partout. Mais non, ces connards ne pensaient qu’à leur emploi de merde, leurs vacances en bagnoles le cul sur la plage, leur développement personnel égotique et leurs petits apéros et barbecues entre amis ! Une fois qu’ils avaient acheté leurs tomates bio, ils considéraient que c’était le top, ils avaient fait leur part et basta, les restes du monde pouvaient bien crever. »
« Et quand il y avait de vraies manifs sauvages et des Zads, la plupart des Drugciv approuvaient la répression étatique au lieu de soutenir les révoltés. »
« Ils laissaient faire tranquillement les saloperies de politicards et les enflures de proprios et gros richards. Tous ensemble pour la Croissance, la compétition, l’industrialisation, l’artificialisation et la destruction des sols, toujours plus de merdes marchandes pour que des guignols malades mentaux au sommet de la pyramide d’exploitation puissent se payer des yachts et des villas pendant que les autres débiles les regardaient en bavant à la télé. »

« Qu’ils rôtissent tous en enfer, s’il existe...! »

Ce fut les derniers mots de la soirée.
Après quelques bouchées de tambouille prises en silence, et une mélopée apaisante, triste mais déterminée, sortie des gorges et d’instruments de fortune, tout le monde s’est retiré pour dormir.
Le silence a alors complètement enveloppé la ville.
Pendant la nuit, quelques gouttes rafraîchissantes se sont mises à marteler avec insistance le béton et les plantations d’automne.

Sur cette zone, et dans les autres secteurs habités que j’ai pu visiter, il n’y a plus de chefs ou de politiciens, de capitalistes ou de propriétaires qui accumulent des biens, plus d’esclaves ni de salarié.e.s ou de consommateurs-trices. Il n’y a plus que des humain.e.s de toute sorte, sans patries ni frontières, qui luttent solidairement pour leur survie en compagnie de quelques animaux et plantes.

19 octobre 2120 - chronique d’une voyageuse de l’après civilisation

Notes

[*Drugciv : anglicisme signifiant « les drogué.e.s de la civilisation », surnom méprisant donné par les survivants aux adeptes de la civilisation industrielle et productiviste, et, plus généralement, à toutes celles et ceux qui n’ont rien fait pour arrêter la machine à détruire le vivant et le climat.


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